1 - L’évolution du clivage, les étapes de l’accès à la réalité des parents
Rares sont les enfants qui commencent dès 6 ans à avoir un discours réaliste sur leurs parents. A 7 ans, Julie dit à sa mère d’accueil que «ses parents l’ont laissée tomber», et à 10 ans: «ma maman elle m’aime pas, toi t’es pas ma maman, t’aurais pas fait ça…, je n’ai plus mon père et ma mère». Une fillette de 8 ans, après une rencontre très dure avec chacun de ses parents qu’elle n’a pas vus depuis au moins 3 ans, dira: «J’ai compris que ma mère c’est une putain, mon père un clochard et un alcoolique, je ne veux plus les voir, j’ai honte, honte, honte» (aujourd’hui, à 20 ans elle n’a pas changé d’avis, elle a juste voulu revoir son père l’an dernier).
La plupart des enfants mettent de nombreuses années pour accéder à une image réaliste de leurs parents.
A 9-11 ans, les images maternelles sont souvent multiples et/ou clivées: «deux mères, c’est pas la peine d’exister», «je suis née chez ma maman qui m’a donnée à ma tata, qui m’a donnée à une autre dame». Les enfants placés écrivent leur nom de deux couleurs, font des maisons et des personnages coupés par le milieu: «J’aimerais me couper en deux, la moitié à P., l’autre moitié à N.» (peut-on parler avec Bergeret 1996, p. 150 de «simple dédoublement des imagos»?). Si certains enfants placés en famille d’accueil sont capables de trouver une certaine sécurité dans une image maternelle double («Ma mère fait des enfants, ma famille d’accueil les élève»), nous savons que cette sécurité peut être remise en cause à tout moment, par exemple lorsqu’un puîné ne vient pas vivre dans la même famille que lui. «On est placés parce qu’on était trop (5 enfants, 4 placés), Maéva est avec ma maman parce que c’est un bébé – Plus grande, elle ira en famille d’accueil? – Oui Maéva va venir quand elle aura 3 ans, moi j’y suis allé quand j’avais 4 ans – Si tu reviens chez toi, elle ne viendra pas? – Oui parce qu’on sera tous là (pour s’en occuper)».
Une fillette de 9 ans à qui nous demandons si elle veut rentrer chez sa mère, nous répond «Je sais pas, on est très bien élevé chez ma tata, ma maman elle sait pas le présent et le futur, si tu retournes tu redoubles – Aurélie va moins bien réussir que toi alors? – Je sais rien de rien». Il est aisé de comprendre le raisonnement de cette fillette qui, comparant ses deux mères, se dit: si je veux réussir en classe, j’ai intérêt à rester en famille d’accueil (manifestement aidée par des adultes dont elle répète le discours). Notre dernière question, qui fait référence à sa jeune sœur restée avec sa mère, la met devant une contradiction insupportable et la perturbe.
14-16 ans: Pour la plupart des jeunes en famille d’accueil c’est une étape critique et très douloureuse.
Annie, qui a 15 ans, n’a pas vu sa mère depuis 3 ans et demande à aller vivre chez elle. Après des vacances chez celle-ci qui se sont mal passées, elle est triste, devient pénible en famille d’accueil. Pendant une année elle met son placement en danger, fait enfin une grosse crise et dit
«Tout le monde m’en veut, vous voulez pas de moi, vous ne m’aimez pas, ma mère ne m’aime pas, personne ne peut m’aimer». Soulagée elle se calme. Elle a un discours plus réaliste par rapport à sa mère:
«C’est une gamine, elle me piquait toutes mes affaires, mon argent de poche, mes lettres d’amour». A 23 ans, elle se souvient qu’elle était très mal à ce moment et qu’elle a failli se faire rejeter de sa famille d’accueil par ses actes et paroles excessifs, puis elle ajoute
«Je lui ai donné une chance à ma mère, si elle téléphone je raccroche, j’irai pas à son enterrement. Jusqu’à 15 ans je voulais retourner vivre chez ma mère, après plus du tout, je la déteste maintenant». Elle vit à proximité de sa famille d’accueil avec son copain depuis plusieurs années, elle a un travail stable et souhaite maintenant avoir un enfant. C’est le «rejet-refus» dont parle D. Vasse
[1][1] Séminaire, Lyon, du 4 au 8 mai 1990, «L’interprétation... (avoir enfin la maîtrise de la situation: ils m’ont rejetée, maintenant c’est moi qui refuse de les voir). Cette jeune fille cherche des contacts avec son père, ses grands-parents maternels et la pouponnière où elle a passé quelques mois. Elle réussit à obtenir de sa grand-mère une photo d’elle petite. Elle met tous les documents qu’elle recueille dans un «dossier». Son image maternelle idéalisée a subitement basculé en une image rejetée.
André, placé à 8 ans, à la suite de l’hospitalisation de son père, n’a plus de nouvelles de sa mère depuis des années. Dans l’esprit du garçon il a un bon père et une mauvaise mère qui est partie. Il va régulièrement chez son père et à 15 ans, fait pression sur celui-ci pour qu’il le reprenne. Ce dernier fait des promesses qu’il ne tient pas. Deux rencontres père/fils sont organisées où sont abordés: 1. les promesses non tenues du père et 2. le discours très négatif qu’il tient sur la mère de ses enfants. Après ces entretiens, André écrit pour la première fois à sa mère, qui lui répond. Malgré ces deux entretiens père/fils, André est persuadé que son père s’est fixé «un but de me reprendre». Une dispute éclate un week-end entre père et fils, ce qui fait dire à ce dernier: «Je me dis que c’est fini, il a gâché un truc, mon retour. Je croyais avoir besoin de mon père pour m’en sortir, je découvre que je peux et dois m’en sortir tout seul; ça a commencé avec ma mère puis avec mon père, l’un après l’autre. Je sais pas si c’est la faute de ma mère… Je sais que c’est fini…, j’aurais voulu qu’on soit tous ensemble, qu’il arrête de boire et qu’il guérisse pour qu’il retrouve sa dignité d’homme, de père. S’il ne change pas, j’ai pas l’intention de le revoir». C’est la première fois que son image de père bascule, qu’il commence à faire le deuil d’une réunification familiale et d’une guérison paternelle. Il continue à aller chez lui mais pour aider son père à ne pas sombrer, ils n’ont plus de dialogue (il fera une très bonne année scolaire). Il parle de son père différemment, il est désabusé «il me raconte ses problèmes, j’ai pas le temps de lui dire les miens, c’est un loubard, chez mon père c’est pas une vie». A 17 ans il retrouve sa mère, qui est «une étrangère», elle lui donnera tout de même trois photos de lui petit (il se fera un «album de famille »). Il devient enfin plus réaliste et peut comparer sa vie à celle d’un grand frère élevé par son père, il dira «moi, c’est préférable». A 20 ans il dira à propos de son père «je le savais au fond de moi, mais ne voulais pas que ce soit dit, je le pensais à force de faire des promesses qu’il ne tenait pas», il ajoutera que son père est «une victime de la vie». A 22 ans il veut «refaire son histoire», il est satisfait de lire son dossier et les comptes-rendus des entretiens avec son père, décédé récemment. Il commence à oser s’exprimer «mon père était alcoolique, violent, instable, il faisait des conneries, on pouvait pas s’y fier», il découvre que ce dernier a eu 7 enfants avec 4 femmes. Il garde une image ambivalente: «c’est lui qui était pas stable, maintenant je le sais; j’aurais aimé mieux le connaître, avoir sa façon de parler, il savait endormir quand il parlait, il savait mentir.» Il a gardé quelques contacts rares avec sa mère et fréquents avec son assistante maternelle. Il travaille régulièrement et vit depuis 5 ans avec la même copine. Chez André c’est l’image paternelle qui bascule (ce qui permet une légère remise en cause de l’image maternelle jusque là négative). Puis cette image devient plus globale: les caractères bons et mauvais du père ne sont plus séparés, il a atteint le stade de l’ambivalence par rapport à celui-ci.
Pour accéder un peu plus à la réalité de leurs parents, la plupart des enfants passent par plusieurs étapes qui rappellent les étapes de l’accession à la permanence de l’objet et le principe de non-contradiction chez Piaget.
Pierre, jusqu’à 10 ans, disait «ma mère ne peut pas venir elle travaille», il la voyait au mieux une fois par an, mais l’attendait désespérément pendant des mois. Peu avant ses 11 ans, ému par sa grande souffrance, nous nous risquons à lui dire: «Arrête d’attendre quelque chose que ta mère est incapable de te donner – Elle m’a dit qu’elle avait des problèmes». Deux mois plus tard, il nuance «elle m’a dit qu’elle revient bientôt…, la suite au prochain numéro» (ce que nous entendons comme: elle le dit chaque fois mais on ne peut pas lui faire confiance). Il rit de ce qu’il vient de dire et ajoute «elle a pas dit la date – Tu espères beaucoup? – J’y compte puisqu’elle me l’a dit – (nous lui exprimons nos doutes) – En famille d’accueil je me prépare à y vivre tout le temps, j’en étais presque sûr; ma gardienne dit «je n’aime pas les menteurs» – Laisse-t-elle supposer que ta mère dit des mensonges? – Je ne me suis jamais posé cette question, jusqu’à maintenant elle ne m’a jamais dit de mensonges» (il a à peine pris distance par rapport à sa mère, qu’il fait marche arrière). Deux mois plus tard, il dit «si elle voulait me reprendre c’est pas moi qui refuserais mais il vaut mieux que j’habite chez tata». Il voit sa mère le mois suivant, il ne lui saute plus au cou malgré sa satisfaction évidente. Quelque temps après, il dit qu’il aurait du mal de quitter le village de sa famille d’accueil, «mais s’il faudrait d’accord». A 12 ans il nie avoir dit qu’il voulait retourner chez sa mère, il reconnaît que sa «mère ne reste jamais au même endroit». L’année suivante, il avance: «si elle reste avec Jacques, je la verrai plus qu’avant» (ce qui paraît réaliste). A 14 ans, il dira: «Ma mère change d’endroit comme de chemise» (et pour la première fois il évoque un épisode douloureux de son histoire, que nous ne connaissions pas). A partir de ce moment là, il continue à rendre visite à sa mère par protection, sa relation avec elle a totalement changé (il lui donne de l’argent, et lui prête des affaires dont elle a besoin).
Laurent exprime à 12 ans, pour la première fois de l’agressivité envers son père qui a fait souffrir sa mère et il ajoute «c’est les parents qui se disputent et c’est les enfants qui paient». A 13 ans parlant d’un retour chez lui il dira «faut pas trop rêver, je vais rester longtemps en famille d’accueil». A 14 ans il dit «j’ai un secret, ma mère était une prostituée, mon père y était pour quelque chose…, j’ai réfléchi, les gendarmes ont bien fait de me récupérer. J’aime mes parents mais pas pour avoir une vie avec eux, je n’attends rien d’eux, il faudra que je me débrouille seul». Un an plus tard, pour la première fois il refuse de voir sa mère en disant «si seulement elle était différente». A 16 ans il dit «mon père s’occupait pas de moi, il s’attache bien à moi maintenant, c’est trop tard, mes deux parents sont malades». Il fait des progrès en classe dans l’année qui suit, il est plus détendu et soigne sa présentation. A 19 ans parlant de sa mère, il dit «Je croyais que j’étais fort pour aller la voir, je suis resté 5 ans sans dire un mot, j’avais de la haine… Mon père disait des choses inexactes, je le croyais, j’étais jeune et con», et il ajoute «J’ai pas de famille, à la fin quand mon père parlait, j’y croyais plus, je me disais: cause toujours c’est du flop». «Mon père va être en préretraite, il voudrait s’installer avec moi, je lui ai dit c’est pas maintenant qu’il faut me prendre. Je veux bien le voir mais pas vivre avec lui». Deux mois plus tard, il dira qu’il a oublié la haine qu’il avait envers sa mère, il se dit «libéré des mauvais souvenirs» parce qu’il est bientôt quelqu’un: «Je dis pas un homme parce que beaucoup qui sont adultes sont pas des hommes». A 22 ans parlant de la mort récente de son père, il dira «sa disparition, je l’avais pleurée des années auparavant, quand on voit les infos sur les sans-logis on se dit qu’on y a goûté». Actuellement, Laurent a 24 ans, après des tentatives de vie en couple, il est revenu dans sa famille d’accueil et a un emploi. Pour lui l’image maternelle reste mauvaise et peu travaillable, par contre le soutien thérapeutique lui a permis de faire évoluer lentement son image paternelle.
Remarque: le deuil réel d’un parent est beaucoup moins difficile à faire que l’acceptation de parents défaillants. Quelques jeunes sont capables de dire qu’il aurait été préférable pour eux que leurs parents soient morts. Sur les 9 jeunes de notre étude qui ont perdu un ou deux de leurs parents, 3 en souffrent encore, 6 disent ne pas ou ne plus en souffrir (dont 2 affirment être soulagés, voir plus loin). Cette remarque nous amène à contester radicalement le mythe souvent entendu prononcé par des travailleurs sociaux, des juges, etc., qu’il «vaut mieux une mauvaise mère que…» (pas de mère du tout, ou qu’une bonne institution).
Les «vrais-faux parents»: A 4 ans, Angéla doit changer de famille d’accueil, c’est un deuxième traumatisme qui restera longtemps indépassable. A 6 ans elle dit qu’elle «a 3 mamans et voudrait habiter chez les 3». Un an après, son discours se nuance «j’ai 3 mamans, 2 fausses et une vraie, (et elle ajoute) si je partais dans quelle famille j’irais…, si on veut plus de moi où je vais?» A 10 ans elle nous demande «on a droit à combien de familles (d’accueil), ici c’est ma vraie famille habituelle, ma mère elle a déjà du mal de s’occuper des autres». Nous constatons qu’en 3 ans le «vrai» s’est déplacé de «vraie» mère à «vraie famille habituelle» (d’accueil). Elle s’épanouit, se détend et ses résultats scolaires s’améliorent, à 12 ans elle demande à appeler sa gardienne «maman». A 13 ans elle déclare que c’est «une grosse erreur d’avoir deux familles», qu’elle n’est toujours pas habituée à sa deuxième famille d’accueil («J’ai toujours peur de faire un faux pas et de repartir, je préfère les prévenir avant que ce soit eux»). Elle quitte effectivement, après une tentative de suicide cette famille à 16 ans, elle passe par des années d’égarement «Je suis à ma place nulle part, où est ma place, où suis-je chez moi?». Elle part dans un foyer, reprend contact avec sa mère et dit clairement qu’elle y est attachée mais ne «pourrais pas vivre chez elle, c’est pas le même milieu, elle partait avec n’importe qui», elle exprime de la honte envers sa mère, mais aussi de la compassion et un désir de l’aider: «on aurait dû la mettre en sécurité dans un établissement pour handicapés». A 19 ans elle est plus sûre de ses racines. Elle a repris des relations soutenues avec sa famille d’accueil. Elle reconnaît que «c’est plus comme avant», mais ajoute «quand j’ai fait des fugues, j’ai vu qu’ils tenaient à moi». Elle réinvestit le scolaire et a une vie beaucoup plus stable. Son passé elle «n’en parle plus trop, je regarde plus loin» (ce qui n’est plus un refoulement mais une prise de distance). A 20 ans elle est autonome dans un appartement, elle vient de réussir un concours et commence une formation, ce qui la réjouit et la valorise. «J’ai mûri, heureusement que j’ai grandi dans une famille normale. J’ai du mal d’accepter ma mère telle qu’elle est, mais je suis fière d’elle, elle s’en est sortie, elle s’occupe bien de ses enfants maintenant» (demi-frères et sœurs plus jeunes). Cette jeune fille a pu enfin faire le deuil de sa première famille d’accueil à 19 ans, lors d’une rencontre au service avec celle-ci, renouer des relations satisfaisantes avec la deuxième famille d’accueil et avec sa mère. Elle est parvenue à l’ambivalence en ce qui concerne son image maternelle.
2 - Travail psychique inachevé: les objets restent partiels et clivés
Début d’ambivalence: Sophie qui a demandé à rentrer chez sa mère à l’âge de 13 ans et qui vit actuellement à proximité de celle-ci, nous dit à 19 ans «Je me disais que ma mère était normale, qu’elle avait rien à se reprocher. Quand j’ai commencé à comprendre je me suis calmée, j’ai préféré rester au foyer – Mais tu as demandé à rentrer? – ça a été des années gâchées chez moi, elle me poussait jamais à aller à l’école quand j’en n’avais pas envie» (elle n’arrive pas à prendre conscience de son attachement à cette mère démunie et rejetante, et ne se souvient pas de tous les troubles du comportement qu’elle a manifestés pour arriver à ses fins). Sophie a pris une certaine distance par rapport à sa mère, mais elle n’est dans la réalité ni par rapport à elle-même, ni par rapport à sa mère.
Le mauvais parent naturel: Une jeune femme de 22 ans, recherche, depuis des années, sa mère qu’elle ne connaît pas. Nous l’aidons à retrouver des demi-frères et sœurs. Elle découvre qu’ils ont tous été placés et n’ont plus de contacts avec leur mère depuis des années. Elle est choquée: «autant d’enfants, tous abandonnés, c’est pas une mère c’est une pondeuse». Actuellement elle a renoncé (provisoirement?) à chercher celle qui l’a mise au monde, elle ne fréquente plus ses demi-frères et sœurs. Elle prépare son mariage, dit à ses parents d’accueil «c’est vous mes parents», mais reconnaît qu’elle rêve encore d’y voir père et mère, ce qui prouve qu’un discours lucide sur les parents ne signifie pas forcément un accès à la réalité. Son image maternelle n’a pas évolué, en partie du fait qu’elle ne connaît pas sa mère.
Chez 12 jeunes de notre étude, le clivage bon sein/mauvais sein n’évolue pas vers l’ambivalence, il se transforme en bonne mère d’accueil/mauvaise mère naturelle, en mère éleveuse/mère «pondeuse». Mais comment arriver à l’ambivalence quand on a un parent qui ne donne de lui que des images négatives (rejet, abandon, dégradation due à l’alcool, etc.)?
La désidéalisation impossible: Une jeune fille de 22 ans a assisté sa mère jusqu’à la fin à l’hôpital et exprime de la haine envers son père qui persécutait celle-ci: «le mal qu’il a fait à ma mère!» Elle idéalise celle-ci («courageuse, exemplaire») et s’identifie à elle dans son statut de victime. Lorsque nous lui rappelons les comportements alcooliques et inconséquents de sa mère, elle répond sans pouvoir en dire plus: «Je vois plus les choses pareil». On dirait que l’attitude insupportable de son père, lui permet d’occulter complètement celle de sa mère. J’évoque sa sœur qui en veut toujours beaucoup à leur mère: «Ma sœur était énervée qu’elle continue de fumer et de boire». Mauvais père et bonne mère restent des objets partiels clivés.
Une jeune femme que nous rencontrons de loin en loin depuis qu’elle a 6 ans, nous dit à 20: «On n’a jamais été en famille, on nous a séparés de tous, on nous a enlevé nos frères, nos sœurs, ça me manque toujours… Tout le monde me laisse tomber, on dirait qu’on est pourri». Nous avons beau lui expliquer les raisons de son placement, elle refuse de les entendre: «Fallait pas nous enlever, pas le droit… on aurait dû séparer mes parents et aider ma mère à nous garder». Elle ne peut pas faire le deuil de cette mère décédée il y plusieurs années. Elle reste bloquée sur une image idéalisée de celle-ci, qui résiste à tous nos arguments sur un mode dépressif. Ce sont deux événements extérieurs aux entretiens qui vont l’aider dans son travail psychique. Elle rencontre une personne qui lui dit que sa mère «couchait avec n’importe qui», ce qui commence à l’ébranler. Un an plus tard, elle apprend d’un témoin oculaire qu’un de ses frères «couchait avec sa mère», elle dira alors «je sais plus quoi penser d’elle, avec ce que je découvre, je vais forcément la détester ma mère, ça me dégoûte». Elle voit la séparation d’avec sa mère sous un autre angle: «je dis merci au service». A 23 ans, elle ose enfin affronter son dossier: «Je me demande si je vais pas découvrir des choses encore plus affreuses». Un an plus tard, elle a oublié ce qu’elle disait de sa mère, elle ne peut supporter de renoncer à l’idéaliser. Nous évoquons son milieu familial et elle se rappelle du grave manque d’hygiène et de nourriture (elle se demande quand même si tout cela est bien arrivé). Un an après à l’occasion du décès d’un frère elle dit: «Tout le monde part, comme si on se foutait de nous». En fait, elle n’a pas beaucoup évolué entre 20 et 24 ans, elle se sent autant rejetée mais ne sait toujours pas à qui elle doit en vouloir et refuse de reconnaître la part de responsabilité de sa mère.
Les images parentales instables: Annie, la jeune fille qui cherchait depuis des années à entrer en contact avec son père incarcéré, le fait finalement à sa majorité, avec l’aide de sa mère. La réponse du père réveille les sentiments amoureux de ses parents; sa mère lui dit alors qu’elle repartirait avec son père s’il sortait de prison (en laissant ses nouveaux enfants au mari actuel). Annie critique vivement sa mère et dit: «Elle a déjà fait souffrir trois gamins, ça lui a pas suffit, elle va en faire souffrir trois autres, c’est pas possible». Elle peut lui pardonner un péché de jeunesse mais pas son absence d’évolution. Elle rompt avec elle…, pendant quelques mois. A 22 ans elle ne peut garder une image stable de sa mère, elle fréquente à nouveau régulièrement celle-ci jusqu’au jour où une dispute éclate, elle retrouve alors un discours très négatif.
L’étape de la haine: «Ma mère m’a dit tu me considères comme morte – Vous lui en voulez? – A fond». Janine, jusqu’à 26 ans, avait très peur de sa mère qui l’a rejetée et maltraitée, elle ne pouvait pas exprimer sa haine. Elle est passée par une phase d’une grande violence, disant qu’elle ne voulait plus la voir «faut la tuer, c’est une psychopathe, une sadique, il faut que je me venge, je veux faire sauter la DASS» (sa haine est labile, du fait de son impossibilité à trouver les responsables de son drame). On pouvait penser qu’elle avait pris de la distance vis à vis de cette mère, mais à 32 ans elle a des contacts fréquents avec celle-ci et ne se rappelle plus ce qu’elle a dit quelques années auparavant.
Nous pensons que l’expression de la haine est une étape nécessaire dans l’élaboration du traumatisme, la plupart la dépassent, quelques-uns n’y parviennent pas: Joséphine à 16 ans, nous dit qu’elle renie sa «génitrice». A 27 ans elle apprend que sa mère est mourante à l’hôpital, elle va la voir pour l’agresser «je lui ai dit, une bête n’abandonne pas ses petits». Après son décès, l’hôpital lui réclame une participation aux frais de soins de cette mère, ce qui la met dans une grande colère puisque celle-ci ne s’est jamais occupée d’elle (elle l’a vue trois fois dans sa vie), elle nous demande alors à voir son dossier. «Ma génitrice, j’aurais cent fois préféré qu’elle soit morte. Quand elle est morte, ça a été un soulagement, je pouvais enfin dire: je suis placée parce que ma mère est morte, j’ai offert le champagne. Je suis vachement contente. Faut écrire une loi pour permettre aux enfants de divorcer de leurs parents». Elle fait deux tentatives de suicide dans l’année qui suit sans pouvoir expliquer ces actes, mais accepte que nous fassions un lien avec le décès de sa mère, elle peut juste ajouter: «Oui, j’y avais pensé». Cette jeune femme, placée à 3 ans, n’ayant pratiquement pas connu sa mère et très attachée à sa famille d’accueil chez qui elle vit toujours, n’a pas pu, par sa très grande fragilité, surmonter le traumatisme de l’irresponsabilité maternelle; les objets internes ne peuvent être réparés, nous savons que certains évolueront vers une structure de type mélancolique.