Quelles prises en charge pour les enfants
présentant des troubles du comportement ?
Un texte de Daniel Calin
Lire aussi sur ce site un ensemble important de
textes consacrés aux problématiques des troubles du comportement.
Ce texte a servi de base à une conférence donnée à Arcachon, le 5 octobre 2007, dans le cadre du XX
e congrès de l’
AFPS, intitulé
Regards pluriels enfant singulier (Quelle place à l’école pour l’enfant de la modernité ?). Il a été initialement publié en Mars 2008 dans les annales de ce congrès.
Sommaire
* * *
*
Remarque préalable
Malgré le titre de mon intervention, de par des contraintes de temps, j’ai
décidé de centrer ma réflexion sur ce que je
propose d’appeler les « enfants du chaos ».
Je ne ferai qu’effleurer la problématique, beaucoup plus
classique, des « enfants hors la loi », et je
laisserai dans l’ombre la question controversée des
« psychopathes », certes passionnante, mais qui
appellerait à elle seule une réflexion très spécifique.
Des notions floues
La notion de « troubles
du comportement » est extrêmement floue
(1).
Si un certain flou est inéluctable, voire souhaitable, dans
toute tentative de classification psychopathologique, on atteint ici
à l’extrême. D’ailleurs, le DSM-IV éclate
cette notion généraliste entre divers « troubles »
posés comme plus spécifiques
(2) :
Conduct Disorder,
Attention Deficit Disorder (ADD) ou
Attention Deficit/Hyperactivity Disorder (ADHD)
(3),
Oppositional Defiant Disorder (ODD)
(4),
Intermittent Explosive Disorder (IED),
Reactive Attachment
Disorder (RAD) et ainsi de suite. Sans vraiment résoudre
le problème, tant ces sous-catégories de ce que nous
appelons globalement les « troubles du comportement »
sont elles-mêmes filandreuses.
De plus, non seulement
chacune de ces notions est en elle-même imprécise, mais,
plus gênant encore, les critères d’établissement
du diagnostic de ces « troubles » retenus par
le DSM IV
(5)
semblent relever d’un amateurisme digne tout au plus des
magazines « psychologiques » grand public.
Prenons l’exemple du TOP. Voici les critères
diagnostiques du DSM IV pour ce « trouble spécifique » :
Ensemble de comportements négativistes, hostiles ou
provocateurs, persistant pendant au moins 6 mois durant lesquels sont
présentes quatre des manifestations suivantes (ou plus) :
(1) se met souvent en colère
(2) conteste souvent ce que disent les adultes
(3) s’oppose souvent activement ou refuse de se plier aux
demandes ou règles des adultes
(4) embête souvent les autres délibérément
(5) fait souvent porter sur autrui la responsabilité de ses
erreurs ou de sa mauvaise conduite
(6) est souvent susceptible ou facilement agacé par les autres
(7) est souvent fâché et plein de ressentiment
(8) se montre souvent méchant ou vindicatif
N.B. On ne considère qu’un critère est rempli que
si le comportement survient plus fréquemment qu’on ne
l’observe habituellement chez des sujets d’âge et
de niveau de développement comparables.
Il est clair que chacun
de ces « critères » est en lui-même
susceptible d’appréciations pour le moins subjectives :
que signifie exactement, par exemple, «
se montrer
méchant ou vindicatif » ? De plus, chacun
de ces critères est affublé d’un «
souvent »,
sans lequel il perdrait tout pouvoir discriminant, tant les
comportements évoqués sont d’une absolue
banalité. Le
Nota bene qui clôt cette série
a beau tenté de guider le diagnostiqueur hésitant en se
référant à ce que l’on «
observe
habituellement chez des sujets d’âge et de niveau de
développement comparables », ce dernier n’est
guère plus avancé pour autant, faute de toute référence
un tant soit peu objectivée sur la fréquence de ces
divers comportements
(6)
chez les enfants en fonction de leur âge et de leur «
niveau
de développement »
(7).
Une dénégation des difficultés psychiques
La notion de « troubles
du comportement », réduite à elle-même,
peut être considérée comme une forme insidieuse
de dénégation. Tout d’abord, elle attribue les « troubles »
à l’enfant, et non à son environnement, alors que, dans la grande majorité des cas,
l’environnement familial et social de ces enfants est clairement problématique,
voire franchement catastrophique. Ensuite, elle suppose que, chez les enfants qu’on
fait entrer dans cette catégorie, seuls leurs « comportements »
sont « troublés », donc non leur
personnalité ou leur organisation psychique. D’ailleurs,
le DSM-IV, pour chacun des « troubles » entre
lesquels il fragmente notre notion générale, prend bien
soin de spécifier que les « troubles »
décrits doivent être différenciés de
comportements similaires observables dans des pathologies plus
classiques, en particulier dans des pathologies de type psychotique.
Tout comme nous opposons d’ailleurs nous-même
ordinairement ces « troubles du comportement »
aux « troubles de la personnalité »
(8).
Or, si les enfants
étiquetés « troubles du comportement »
sont de fait aisément différenciables des autistes ou
de tout autre type de psychotiques, il est cependant peu contestable
que leur « personnalité » est pour le
moins problématique, même si par ailleurs il est le plus
souvent difficile de leur coller l’une ou l’autre des
étiquettes dont nous disposons dans le champ des névroses
(9).
Ni psychotiques, ni névrosés, ces enfants déroutent
nos références psychopathologiques ordinaires
– avant de dérouter les pratiques psychothérapeutiques
ordinaires, et finalement les thérapeutes eux-mêmes,
qui, généralement, ne se précipitent guère,
c’est le moins que l’on puisse dire, pour les prendre en
charge. Au fond, cette appellation tend plus ou moins confusément
à « avouer » un refus de prendre en
charge ces enfants, voire à « inviter »
à une prise en charge « comportementale »,
voire médicamenteuse ou, plus tard, pénale !
Toutefois, les esprits évoluent. Le dernier texte réglementaire dont nous
disposons en ce domaine est le
décret
n° 2005-11 du 6 janvier 2005, qui transforme les Instituts de Rééducation
en ITEP
(10).
Il définit le public des
ITEP
comme présentant « des
difficultés psychologiques dont l’expression, notamment
l’intensité des troubles du comportement, perturbe
gravement la socialisation et l’accès aux
apprentissages ». Ici, les « troubles du
comportement » ne sont plus que « l’expression »
des « difficultés psychologiques » de
ces « enfants, adolescents ou jeunes adultes ».
D’ailleurs, le même texte oblige les ITEP à un « partenariat
avec les équipes de psychiatrie de secteur ». Reste
que cette reconnaissance officielle de « difficultés
psychologiques » comme source des « troubles du
comportement », même si elle constitue un pas en
avant fort appréciable, ne spécifie en rien en quoi
consistent ces bien vagues « difficultés
psychologiques ». L’usage d’un terme aussi
banal que « difficultés » peut
d’ailleurs être considéré à son tour
comme une forme de dénégation de la gravité des
« difficultés » en question...
Des enfants troublants
À vrai dire, les
enfants présentant des « troubles du comportement »
se caractérisent surtout... par le trouble qu’ils
induisent autour d’eux ! Avec succès : de tous
les enfants hors des normes, ce sont bien ceux qui troublent le plus
les équipes pédagogiques, et plus généralement
la société toute entière. C’est
probablement cela qui induit la façon dont on les définit
habituellement, par leurs « comportements »
supposés troublés, donc par leurs conduites
observables, sans trop se préoccuper de ce que leurs conduites
signifient ou traduisent.
Ces enfants sont plus troublants que
troublés, on ne les considère guère
comme « troublés » que parce qu’ils
sèment le « trouble » autour d’eux...
Il arrive d’ailleurs que l’on soit amené à
constater que leur « trouble » se réduise
à ce « trouble » autour d’eux, aux
perturbations de leur relation avec tel entourage particulier, comme
le montrent les multiples exemples de disparition de tout « trouble »
lors d’un changement d’entourage, même dans des
« cas » qui pouvaient sembler gravissimes. Si
un simple changement d’entourage ne résout pas toujours
les problèmes, loin de là, il y a cependant là
des observations suffisamment... troublantes pour ne jamais exonérer
trop vite, dans l’analyse de ces enfants, l’importance
des effets purement (?) systémiques. Winnicott avait observé
que les groupes d’adolescents problématiques avaient
tendance à s’aligner sur « le plus malade du
groupe ». Il faudrait peut-être ajouter que tout
groupe a besoin de désigner son membre « le plus
malade » – pour s’y conformer comme pour le
rejeter. C’est, sous diverses formes, le principe du bouc
émissaire. Du caïd malfaisant au bouc émissaire,
la distance est parfois bien mince
(11).
Des enfants hors la loi ?
Winnicott, justement, a
été un des premiers analystes à approcher et
tenter de penser ces jeunes dérangeants
(12).
Il a élaboré pour eux le concept de « tendance
anti-sociale ». Dans la foulée de ces analyses,
j’ai pour ma part longtemps considéré que ces
enfants et adolescents, au-delà de la diversité de
leurs « comportements », présentaient un
problème commun de « rapport à la loi ».
En bonne théorie psychanalytique, cela signifiait qu’ils
étaient à mes yeux caractérisés par des
défaillances de leurs constructions surmoïques.
Défaillances que je renvoyais bien évidemment à
des défaillances éducatives, reprenant ainsi à
mon compte la notion de « carences éducatives ».
C’est tellement évident, dans la plupart des cas !
Certes, l’âge et l’expérience venant, j’ai
attaché de plus en plus d’importance aux problèmes
d’identifications, en particulier aux défaillances de
l’identification au parent de même sexe, et non plus au
seul exercice de l’autorité éducative. Mais cela
ne changeait rien de fondamental à ma perception de ces
problèmes, puisqu’il s’agissait bien toujours au
fond de problématiques « éducatives »,
simplement pensées sur un mode moins obsédé par
les problématiques négatives
– « castratrices » –
de l’autorité et de l’interdit, et mieux articulé
aux problématiques positives, constructives, de l’identification.
Dans cette perspective, le principe de toute solution aux problèmes posés par
ces « enfants hors la loi » est forcément
de reprendre l’éducation de ces mômes « mal
élevés ». Ré-éduquer, donc.
Nous, pédagogues ou psychopédagogues informés,
savons assez bien, au moins en théorie, ce qu’il faut
faire avec ce type d’enfants ou d’adolescents :
pédagogie Freinet, pédagogie institutionnelle, espaces
d’écoute et d’expression, confrontation aux
nécessités du travail en commun et/ou aux exigences du
travail sur la matière ou sur la nature... Les dures réalités
de la confrontation à ces enfants amènent souvent à
psychologiser quelque peu cette ligne directrice très
« pédagogique », en y ajoutant ce qu’il
faut d’appel à identifications : on sait bien, ou
l’on croit savoir
(13),
que les seuls « éducateurs » qui
tiennent la route avec ce type de public ont nécessairement
maille à partir personnellement avec ces problématiques,
d’une façon ou d’une autre. Pour faire bref, la
solution aux problèmes de ces gamins hors la loi croise
pédagogie institutionnelle et « grands frères ».
Des enfants hors la loi aux enfants du chaos
Et il est vrai que ces recettes éprouvées fonctionnent assez bien avec la
plupart de ces enfants ou de ces adolescents. Mais elles ne
fonctionnent pas toujours. Nombre de professionnels expérimentés
affirment même qu’elles fonctionnent de moins en moins
bien. Après pas mal de résistances, j’ai fini par
me convaincre, par stagiaires interposés comme par
observations personnelles, qu’il y avait là de vrais
constats, donc un vrai problème, et pas seulement l’éternel
retour des « vieux cons » idéalisant les
temps lointains de leur jeunesse révolue.
Les classifications neuro-américaines du type du DSM-IV, aussi désolantes
soient-elles sur le fond, ne sont pas uniment dénuées
d’intérêt. Dans le domaine psychologique comme
ailleurs, le pragmatisme acéphale des Anglo-Saxons permet
parfois de mieux appréhender les réalités que
nos théories en dérives dogmatiques d’Européens
continentaux. Un des déclencheurs de l’évolution
de mes représentations sur ces questions a ainsi été
la notion neuro-américaine de
trouble de déficit de
l’attention/ hyperactivité, le TDAH. Notion
particulièrement problématique par ailleurs, puisque sa
principale raison d’être est de justifier la vente du
Ritalin™
(14).
Nous avons tous rencontré dans les classes des enfants qui
illustrent assez exactement cette catégorie : ils ne
tiennent pas en place, ils ne cessent d’égarer leurs
affaires, les objets tombent de leur table, leur tête est une
vraie passoire, ils ne retiennent rien, tout est toujours à
recommencer. Dans les cas les plus sérieux, il est même
impossible d’avoir avec eux la moindre conversation suivie,
tant leur pensée semble vagabonder sur un mode erratique
(15).
Certains sont de plus impulsifs, agressifs, provocateurs : ils
peuvent alors sembler relever de la lignée des théorisations
sur la « tendance anti-sociale » et appeler les
prises en charge qui s’en inspirent. Il faut bien avouer
cependant que nombre d’entre eux, qui ne sont pas les moins
désespérants pour les enseignants, surtout
expérimentés
(16),
ne sont ni particulièrement impulsifs, ni spécialement
agressifs. Nombre d’entre eux sont même de gentils
garçons
(17)
désarmants, plus falots ou insignifiants qu’autre chose.
Plus que l’agressivité
(18),
une autre caractéristique de ces enfants, plus psychique que
comportementale cette fois, est leur « instabilité »,
leur « labilité émotivo-affective »,
disait-on avant l’invasion idéologico-lexicale
neuro-américaine : « Jean qui rit, Jean qui
pleure », « Je t’aime, je te hais »,
« Je t’embrasse, je te mords ».
Surtout, il me semble, par expériences réitérées, que ces
enfants se spécifient aussi par la mise en échec ce que
l’on pourrait appeler les pédagogies du rapport à
la loi. Non pas qu’ils s’opposent frontalement à
ces pratiques, au contraire, ils sont aisément et sincèrement
d’accord avec le pédagogue attentionné qui leur
explique la loi, ses justifications, ses procédures
d’élaboration. Entièrement d’accord, même,
d’une désarmante et sincère « bonne
volonté », sauf que ces « bavardages »,
malgré eux, les ennuient majestueusement. Et sauf que,
finalement, ils ne
peuvent pas. Si l’on veut bien les
observer de près, cette incapacité ne porte même
pas sur l’obéissance à la loi, mais sur la capacité à se souvenir,
au moment d’agir, de la loi elle-même, pas tant de ses
justifications que tout simplement de son existence même. Leurs
actes, irrépressiblement, précèdent leur pensée
et barrent leur conscience : loin d’être comportementale, leur difficulté
est centralement émotionnelle, et émotionnelle « en
profondeur », au-delà de tout contrôle
conscient possible, donc hors de la zone de ce que Bettelheim nommait
«
l’éducation rationnelle »
(19).
Ainsi, un des comportements les plus déroutants de ces enfants consiste à
nier être les auteurs de ce que nous venons de les voir faire
sous nos yeux, donner un coup de poing, faire un croc-en-jambe, jeter
un objet, etc.. Ils donnent l’impression, pour rester poli, de
se moquer ouvertement de nous, et déclenchent conséquemment
en nous un intense désir de les violenter pour une si évidente
mauvaise foi. Or il me semble qu’à y regarder de plus
près, dans un certain nombre de cas au moins, il faut bien
faire l’hypothèse que, réellement, ils ne se
perçoivent pas comme les auteurs des actes qu’on leur
vient de les voir commettre. Quand on parvient à discuter à
peu près calmement avec eux, on obtient des formulations
déroutantes du type : « un coup de poing est
(peut-être) parti » (mais qui l’a fait
partir ? mystère et boule de gomme !), un objet est
(peut-être) tombé, quelque chose s’est (peut-être)
passé, etc.. On pense forcément à la psychose
– et l’on observe de fait aussi de tels comportements chez
certains psychotiques. À une nuance près : chez de
« vrais » psychotiques, même sans avoir
le diagnostic ou sans s’y intéresser, on n’est pas
« surpris ». Intuitivement ou
intellectuellement, on perçoit chez ces enfants une certaine
forme de « logique ». Par contrecoup, leurs
conduites ne déclenchent en nous aucune vague de violence.
Cette différence de nos réactions d’observateurs
ou d’éducateurs est même un critère assez
efficace de diagnostic différentiel : quand on a envie de
violenter l’enfant qui a de tels comportements, c’est
qu’il n’est pas psychotique !
Les enfants du chaos
C’est pour ce type d’enfants que j’ai pris l’habitude d’utiliser
l’expression « enfants du chaos ». Cette
expression renvoie à un ensemble assez complexe d’hypothèses
inusitées sur la dynamique du développement précoce.
L’idée-clef est que, pour que l’enfant soit
susceptible d’intégrer les premières impositions
éducatives, interdictions comme obligations, il faut qu’il
ait bénéficié auparavant, non pas seulement,
selon la formulation classique de Winnicott, d’un maternage
« suffisamment bon », mais aussi et surtout
d’un maternage suffisamment structurant. J’y reviendrai.
Les insuffisances et les excès du maternage existent évidemment, les unes
comme les autres, mais ne produisent pas les perturbations que je
viens de décrire. Ce qui me semble manquer dans le maternage
des « enfants du chaos » est d’un tout
autre ordre que les carences affectives ou les excès
fusionnels. Il est probable, d’ailleurs, que, parmi eux, on le
perçoit parfois à fleur de peau, certains aient été
plutôt trop « aimés », d’autres
pas assez, et même certains convenablement. Mais tous ont
manqué de ce que je nomme des
interactions structurantes
précoces. Le maternage doit certes d’abord créer
les conditions de l’investissement objectal, assurer les
investissements relationnels qui rendront finalement acceptables
« malgré tout » les lois imposées
par l’environnement maternant
(20).
Il doit aussi construire des bases narcissiques suffisantes pour
rendre supportables les « castrations »
induites par l’imposition de la loi. C’est ce à
quoi renvoie la formule de Winnicott. Mais je pense que le maternage a aussi (et
surtout ?) pour fonction de construire
les fondations du
sujet psychique, en particulier la capacité à se percevoir
comme l’auteur de ses « mouvements », de
ses actes moteurs comme de ses mouvements pulsionnels. Ou, plus
exactement, d’aider le bébé à se
construire comme sujet psychique.
Pour parler lacanien, quelque chose du sujet doit préexister à la Loi, sans
quoi la Loi elle-même ne peut faire sens pour ce qui serait
alors un non-sujet. Ou, plus philosophiquement, pour
s’opposer,
il faut d’abord avoir acquis la capacité à
se
poser. Pour que le petit enfant puisse tirer bénéfice
de l’imposition de la loi, il faut qu’il ait opéré
préalablement une sorte de travail d’appropriation de
soi, dont la manifestation la plus connue est ce que les lacaniens
nomment le
stade du miroir. Mes hypothèses rejoignent
les analyses classiques de Piaget sur les phases précoces du
développement, en particulier sur la construction de
l’intentionnalité
(21).
Sauf que Piaget pense, comme toujours, ces constructions comme
induites par le seul mouvement développemental interne de
l’enfant, alors que ces constructions me semblent fortement
conditionnées par la qualité du maternage reçu
par l’enfant, mais des qualités autres que celles
analysées par Winnicott, et largement indépendantes d’elles.
Dit en d’autres termes, j’ai fini par penser que certaines des familles qui se
prétendent dépassées par leur “tyran”
de trois ou quatre ans ne sont pas seulement, comme je l’ai
longtemps cru, des familles incapables de tenir les exigences
éducatives minimales, en particulier dans les phases
douloureuses de ce que j’ai nommé les
conflits
éducatifs primaires(22).
Non pas que ces familles aient toujours bien « fonctionné »,
comme le voudraient les militants de leur déculpabilisation
par TDAH et Ritalin™ interposés, mais parce qu’elles n’ont pas
dysfonctionné là où on le pense habituellement,
c’est-à-dire dans les premières entreprises
éducatives, mais avant, bien avant, dans les réalités
subtiles et moins visibles du maternage lui-même. Et ce sont
ces dysfonctionnements antérieurs qui font que l’entreprise
éducative, même correctement menée et menée
à temps, ne parvient pas à fonctionner : l’enfant
n’intègre aucune règle, ne se soumet à
rien, campe sur sa position de toute-puissance - position
psychique dont sa croissance physique augmente rapidement le
potentiel de nuisance !
Un maternage insuffisamment structurant
Certains aspects du maternage ont donc des fonctions autres que les logiques ordinaires
du
soin auxquelles on tend généralement à
réduire cette notion de maternage. Il ne s’agit plus de
« prendre soin », mais d’
impulser et
soutenir le processus de structuration psychique du bébé.
Ces interactions structurantes précoces restent assez mal
explorées, sans être pour autant totalement ignorées
(23).
J’ai proposé pour ma part deux concepts, plus ou moins
originaux : la
fonction d’apaisement(24)
et la
fonction d’adossement(25).
Il faudrait y ajouter une autre notion, mieux balisée, en
particulier par Anzieu, qui serait la
fonction de contenance.
Dans la foulée de ces concepts, mon amie et co-auteur Claudine
Ourghanlian a proposé les notions de
fonction
d’endossement(26)
et de
fonction d’adressement(27).
Il serait trop long de développer ici ces cinq concepts, et je
vous renvoie à mon site pour explorer plus avant ces
propositions théoriques.
Je vais prendre ici un seul exemple, celui de la
fonction d’apaisement. Dans
les relations précoces
(28)
entre le bébé et son entourage, à travers les
soins habituels, mais aussi indépendamment de ces soins et
au-delà d’eux, les personnes qui composent cet entourage
doivent être capables d’apaiser le bébé, de
calmer ses émotions trop vives, aussi bien ses fréquents
mouvements de peur ou de désespoir que ses excitations
jouissives. Pour l’endormir, bien sûr, mais pas
seulement. Il s’agit aussi de limiter les phases de
désorganisation psychique induites chez les tout-petits par
tous les débordements émotionnels
(29).
Il s’agit encore de lui permettre des phases d’observation
ou d’exploration « tranquilles » de son
environnement comme de son corps propre. Il s’agit enfin et
surtout d’installer en lui une capacité à
s’apaiser, par intériorisation progressive de ce qui est
d’abord vécu dans des interactions hautement investies. Cette capacité d’auto-apaisement
est indispensable pour que ce sujet en construction ne soit pas en permanence menacé d’explosion
par des affects trop intenses. Il conditionne ainsi un accès régulier au sentiment de continuité de sa
propre existence, si essentiel au sentiment de sécurité et à l’élaboration de la conscience de soi.
On voit ainsi que commencent à se jouer là, extrêmement tôt,
et bien avant que l’idée même de loi ait le
moindre sens, des choses aussi déterminantes pour la suite que
la capacité à maintenir ses émotions à un
niveau suffisamment bas pour que la vie la plus ordinaire soit tout
simplement possible, tout comme la capacité à
s’efforcer de penser le monde et de se penser soi-même
autrement que sur le mode d’hallucinations saturées
d’affects. Comme je l’ai écrit dans un article
précédent : « Je ferais volontiers
l’hypothèse que c’est l’absence ou
l’insuffisance d’expériences précoces
d’apaisement qui détermine des troubles de la régulation
des affects, en particulier ce que la novlangue neuro-américaine
nomme
trouble déficit de l’attention/hyperactivité
(TDAH) »
(30).
Il en va me semble-t-il de même, selon les diverses facettes des troubles du
comportement, pour les autres fonctions structurantes précoces
décrites dans les articles évoqués ci-dessus.
Quelle prise en charge ?
Ces enfants me semblent appeler d’abord... une information auprès des
enseignants qui en ont la charge. Lourde charge : d’une
part, leur présence dans une classe est fortement
perturbatrice, voire désorganisatrice ; d’autre
part, ils sont d’autant plus désespérants qu’ils
donnent souvent l’impression d’être assez proches
de la normale, ce qui rend insupportable l’échec
pédagogique total que l’on connaît avec eux.
L’information à faire passer, à l’encontre
des prudences nécessaires pour beaucoup d’autres enfants
problématiques, c’est d’abord, contre des
apparences trompeuses, la reconnaissance de la lourdeur et de la
profondeur des « difficultés » de ces
enfants. C’est que ces enfants ne relèvent pas seulement
d’un traitement pédagogique, qu’ils sont
incapables de se soumettre aux exigences des apprentissages scolaires
sans d’autres types de prise en charge. Pour déculpabiliser
des enseignants désorientés par le type de difficultés
de ces enfants, mais aussi pour amener les enseignants à
« relâcher la pression » sur ces enfants,
en termes de discipline comme en termes d’apprentissage. Cette
« pression », en effet, ne sert pas à
grand-chose, comme les enseignants ne peuvent manquer de s’en
rendre compte, et risque au contraire d’aggraver les tensions
intrapsychiques que ces enfants ont le plus grand mal à gérer.
Il ne s’agit évidemment pas d’amener les
enseignants à renoncer à toute ambition vis-à-vis
de ces élèves, mais de briser le cercle vicieux qui
tend à s’instaurer entre eux, dans lequel chacun fait
« flamber » l’autre, sans aucun bénéfice
ni pour l’un ni pour l’autre, sinon de creuser entre l’un
et l’autre un fossé de plus en plus difficile à combler.
Les traitements « instrumentaux », qui sont hélas de
plus en plus de mode, sont une catastrophe pour ces enfants, plus
encore si possible que pour les autres. Leur désolante
pauvreté éducative ne peut que renforcer la répugnance
de ces enfants vis-à-vis de la chose scolaire, et creuser le
fossé dont nous venons de parler. Au pire, un « dressage »
rigoureux menace de les pathologiser ou de les briser plus encore. Je
me méfie en particulier de la logique des
PPRE
dont ces élèves risquent désormais d’être bombardés :
ces programmes ciblés, intensifs et à court terme sont
exactement l’inverse de ce qu’il leur faut ; ils
vont masquer plus encore la réalité et la profondeur de
leurs troubles psychiques.
Hors de la classe, mais peut-être d’abord dans certains aménagements des
pratiques de classe, la prise en charge de ces enfants me semble
appeler prioritairement des
interventions centrées sur le
corps, du fait de l’enracinement très archaïque
de leurs difficultés. Il est dommage que les RPM
(31)
aient cédé le pas aux maîtres G. Leurs modalités
habituelles d’intervention, comme leur regard sur l’enfant,
devaient être ce qui peut se faire de plus proche des besoins
de ces enfants : apaiser, envelopper, contenir, organiser ces
enfants, au plus proche de leur corps et de leurs émotions.
Du point de vue pédagogique, même si l’action pédagogique
me semble insuffisante pour nombre de ces enfants, c’est
probablement également dans des pédagogies attachées
à organiser l’expérience sensori-motrice que l’on
peut trouver des pistes intéressantes. Certains aspects de la
pédagogie Freinet, mais plus encore l’éducation
sensorielle et motrice rigoureuse et précoce prônée
par Maria Montessori gagneraient à être fortement
réactivées pour ce type d’enfants – aux
antipodes, donc, de la préoccupation envahissante pour le
langage dès l’entrée à l’école maternelle.
Je terminerai sur une note pessimiste. Thérapies psychomotrices et pédagogies
sensorimotrices risquent de buter sur la précocité et
la profondeur de l’enracinement des troubles de ces enfants.
Des interventions précoces sont fortement souhaitables, comme
pour tous ces troubles à enracinement précoce, si l’on
veut atteindre une efficacité raisonnable. Ce qui, alors, bute
sur une autre difficulté, redoutable, qui est la difficulté
à discriminer, dès la quatrième année par
exemple, les « enfants du chaos » de ce qu’il
reste très normalement d’inachèvement à
cet âge. Difficulté d’autant plus grande qu’elle
doit compter avec une intrusion des politiciens les plus rétrogrades
dans ces questions délicates sous prétexte de lutte
contre la délinquance, mais aussi avec une évolution
des attitudes parentales de plus en plus tolérante aux
« désordres » prolongés de leurs
enfants. Tolérants vis-à-vis de leurs enfants à
eux, bien sûr, les mêmes parents outrageusement laxistes
pouvant fort bien soutenir les pires entreprises politiciennes dans
la répression précoce des enfants des autres...
N’est-ce pas, peut-être, une partie conséquente de
la population qui glisse ainsi, avec ses enfants, vers le chaos
intérieur ?
Daniel Calin