mercredi 18 décembre 2019

► FORUM - Accompagner à l’ère du numérique.


Par Youssef El Masoudi, éducateur de prévention en Master 2.
Les éducateurs de prévention sont confrontés à un pari que certains d’entre eux ont déjà réussi à relever : la sociabilité numérique juvénile.
En 2009, moins de la moitié des jeunes âgés de 12 à 19 ans équipés d’un téléphone portable possédaient un smartphone. Aujourd’hui, ils sont 97 % et ils n’utilisent plus prioritairement leur appareil pour téléphoner, mais davantage pour écouter de la musique ou accéder à internet. Ainsi, d’une utilisation par les adolescents de la Toile quasi invisible pour l’éducateur de rue, nous sommes passés, avec la prolifération des téléphones mobiles, à une hypervisibilité de cette pratique. Désormais, les jeunes se connectent partout où il existe du réseau. Cette hyperconnectivité inquiète, questionne et embarrasse les professionnels. Quelles postures adopter face à l’émergence de ces pratiques numériques envahissantes ? Comment gérer le smartphone des jeunes lors des temps d’activités ? Faut-il aller à leur rencontre sur les réseaux sociaux ? Face à ces questions complexes, les éducateurs éprouvés bricolent des réponses singulières et temporaires. Cet article propose de mettre au jour certaines d’entre elles afin de faire avancer le débat concernant les outils numériques dans la relation éducative.
Eprouvant portable
La première pratique éprouvée par les usages numériques des jeunes est le travail de rue. C’est d’ailleurs à partir de cette dernière que débute la majorité des relations éducatives en prévention spécialisée. Depuis quelques années, sur ces espaces-temps, les professionnels sont confrontés à des adolescents utilisant leur portable en permanence. Dans ce contexte, avoir leur attention afin de discuter avec eux devient une épreuve. Face à la puissante attractivité du smartphone, certains éducateurs, qui arrivent en proposant une simple discussion, ont peu de chances de capter durablement l’attention de leur public. De plus, cette priorité attentionnelle accordée aux écrans irrite ces professionnels. Elle symbolise pour eux la déshumanisation qu’engendre la multiplication des outils technologiques. Par conséquent, certains éducateurs refusent d’utiliser ces nouveaux outils dans leurs pratiques.

En revanche, d’autres éducateurs agrémentent leur action de cette communication 2.0 qui plaît tant aux adolescents. Cette approche hybride dynamise leur travail et le rend plus attractif. Par exemple, en allant sur Snapchat, ils vont à la rencontre des jeunes ou plutôt ils partent de là où est leur attention, pour la ramener vers eux et leur activité. Ainsi, d’une communication intermédiée avec eux, ils arrivent à créer des temps de rencontres physiques. L’outil numérique n’est plus envisagé uniquement comme une barrière mais aussi comme une éventuelle passerelle.
Attention dispersée
Les jeunes utilisent leur smartphone dans la rue mais également lors des temps d’activités collectives que leur proposent les éducateurs. Cet usage n’est pas sans poser de difficultés aux professionnels. En effet, en même temps qu’ils participent à l’activité principale, les jeunes effectuent d’autres tâches. Autrement dit, ils pratiquent la pluriactivité et cela bouleverse les normes et les règles sociales sur lesquelles les éducateurs avaient l’habitude de s’appuyer pour animer leurs activités. L’attention des adolescents est dispersée et leur engagement s’en trouve diminué. Ainsi, ils transgressent une règle sociale chère aux éducateurs, celle d’accorder l’entièreté de son attention à l’activité principale que l’on entreprend. De plus, l’intervention des éducateurs pour réguler l’utilisation du portable génère régulièrement des conflits tant les jeunes sont attachés à leur objet. Face à cette difficulté, certains professionnels ont fait le choix d’intégrer le smartphone dans la conception même de l’activité. Par exemple, certains vont l’utiliser avec les jeunes pour réaliser un atelier photo, écouter de la musique ou bien effectuer des recherches d’informations sur internet. Cette pratique crée une culture commune entre les jeunes et les éducateurs, favorisant ainsi le rapprochement autour d’une dynamique partagée.

mardi 10 décembre 2019

14 novembre 2019

► FORUM - Comment faire face aux violences institutionnelles ?


« Agir en homme de pensée et penser en homme d’action. » À l’image de cette maxime de Bergson, des professionnels se confrontent au remue-méninges qui leur est proposé, se risquant à déconstruire, à concevoir et à faire réfléchir.


Dès 1991, Stanislas Tomkiewicz et Pascal Vivet dénonçaient la maltraitance qui se déploie au coeur des institutions chargées de protéger les populations vulnérables qu’elles accueillent (1). Où en sommes-nous de cette réflexion ?

Par Michel Defrance, éducateur spécialisé, directeur d’institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP), retraité, « conteur d’institution »

Les termes de violence et d’institution évoquent de nombreuses représentations. Les violences effectives ou ressenties, inacceptables pour certains, ou simples contraintes à subir pour d’autres. L’institution évoque soit l’établissement ou le service, soit la direction mais rarement une organisation qui procède de valeurs, concepts, projets rassemblant des « militants » agissant ensemble pour une cause commune. Les violences institutionnelles sont des réactions à l’encontre de ce qui s’oppose : refus d’adhérer ou d’obéir, résistance qu’il conviendrait de faire plier par la force physique ou psychique. Elles surgissent surtout face aux agressions dont les professionnels peuvent être victimes.
Lorsque la symptomatique oppositionnelle, la réactivité émotionnelle exacerbée des jeunes s’expriment, quelles attitudes, quels consensus d’intervention, quelles références théoriques viennent donner sens aux pratiques ? Les équipes sont interrogées dans leurs capacités à élaborer leurs réponses et les directions dans leurs facultés à mettre en place et soutenir les échanges, faire vivre les controverses, sécuriser les espaces de parole, animer, conduire ces élaborations interdisciplinaires, mais aussi dans leur capacité à soutenir les personnes affectées par ces évènements violents. En situation d’être insultés, menacés, bousculés, rarement frappés, les professionnels ne sont pas tous émotionnellement capables de réagir « à bon escient » avec le recul suffisant, la maîtrise nécessaire pour ne pas répondre en miroir. C’est bien grâce au travail collectif de réflexion, de respect mutuel, d’entraide, que les collègues ne se sentiront pas seuls face à leurs émotions et que leur « sécurité d’intervenir » sera suffisante. On peut intervenir à plusieurs ou se trouver malheureusement trop souvent isolé face à un jeune, mais alors faire en sorte que celui-ci perçoive que derrière son éduc il y a tous les autres… Ne pas donner à penser que l’on agit en son nom propre – ce qui pourrait être arbitraire –, mais au nom de l’institution… Les jeunes sont d’autant plus réactifs qu’ils se sentent injustement traités, insuffisamment pris en compte ou encore incompris… La prévention des comportements éducatifs irrespectueux passe par une attention de tous les instants à chacun d’entre eux. Qu’ils se rendent insupportables pour évacuer l’insupportable en eux devrait être compris et assumé par des professionnels formés à ces relations « rugueuses » qui avant de s’engager dans ces métiers de la relation à forte exposition émotionnelle devraient en mesurer les risques, les accepter et s’y préparer… « Je n’ai pas choisi ce métier pour me faire insulter. » Certes, mais un pompier n’exerce pas non plus pour se faire brûler… Être éducateur a toujours été un exercice périlleux qui suppose force morale, conviction et engagement. Les jeunes dont nous nous occupons ont besoin de notre affection et de la fermeté de nos exigences pour se sentir reconnus. Ce sont des postures à élaborer inlassablement pour ne pas laisser notre réactivité émotionnelle, notre crainte seules guider nos interventions. Maintenir « ouvert » un accès lucide à ses affects passe par l’acceptation d’un « travail sur soi » exigeant pour gérer les atteintes narcissiques que ces situations nous font connaître… La formation initiale et continue, une vie institutionnelle riche d’échanges et d’élaborations communes, de solidarité, d’humour, ainsi que des espaces de repli réflexifs comme l’analyse des pratiques et les journées d’étude en « intra » sont les principaux leviers de prévention des violences institutionnelles…

Par Jérôme Bouts, travailleur social, directeur général d’association

Christophe a 60 ans, il part à la retraite après trente-cinq années de bons et loyaux services dans une maison d’enfants à caractère social (MECS). D’abord agent technique, il n’a jamais fermé la porte de sa cuisine aux adolescents. Il m’explique avoir eu deux carrières : la seconde a commencé lorsque un directeur a décidé de le reconnaître comme éducateur technique alors qu’il exerçait déjà depuis des années, de fait, une fonction éducative. Cette décision a changé sa vie professionnelle, laissant derrière lui ce qu’il ressentait comme une violence de l’institution à son égard, un défaut de gratitude. Le philosophe et enseignant Éric Fiat nous explique qu’il faut inverser la pyramide de Maslow. Il propose la primauté d’un besoin de reconnaissance pour s’accomplir à ceux des besoins physiologiques. « Je suis moi par la grâce de toi  », nous dit-il encore. L’institution justement est censée proposer l’articulation entre les individus qui la composent et la dimension collective ; garantissant à chacun d’être reconnu mais aussi limité dans sa subjectivité au service de nos missions sociales et médico-sociales. Il apparaît pour nous que les violences institutionnelles naissent lorsque nous ne recherchons pas cet équilibre. À une époque où l’on tend à nous imposer une logique de désinstitutionnalisation, c’est au contraire le lieu institutionnel qui permet la confrontation (versus affrontement). Les conflits apparaissent lorsque cet équilibre est rompu. Ils doivent être traités en tant que tels, sans être confondus dans la gestion des institutions avec la logique de conflictualité nécessaire à des confrontations porteuses de co-constructions. D’une autre façon, quand le pédopsychiatre Philippe Jeammet nous explique que nous sommes essentiellement guidés par nos émotions, c’est justement l’institution qui propose un cadre de droit susceptible de les canaliser vers la créativité plutôt que vers la destructivité. Ainsi les violences dans les institutions arrivent lorsqu’il manque l’institutionnalisation des pratiques, lorsque celles-ci ne sont pas référées à des conceptions suffisamment partagées et arrêtées ensemble. Les pratiques ne disent en effet rien ou pas grand-chose du sens qu’on y met et c’est un lieu commun que de dire que les personnes souffrent professionnellement à partir du moment où elles ne perçoivent plus le sens de leur pratique. À l’image de ces institutions réduites à donner des directives à la place de directions. Ce refuge dans l’opératoire (les procédures) est symptomatique de cela.
Il m’apparaît que les institutions doivent faire un effort de définition des objets qui les occupent, sans quoi le sens ne peut plus ni être garanti ni guère rappelé. Il s’agit de se mettre d’accord suffisamment sur les « évidences » qui président à nos missions. Parmi mille autres exemples, on peut définir ensemble ce qu’est l’éducation : il s’agit bien d’une question de transmission de valeurs (des règles, des normes, des usages) qui s’oppose à toute idée de domination. Cela donne une direction, permet des protocoles qui offrent un espace de possibles référés et garantis par l’institution, ses cadres mais aussi par ceux qui en comprennent le sens.
Notre jeune retraité Christophe, donc, nous dit avoir pu exercer sa pratique professionnelle librement dans son institution. Pour reprendre Reynald Brizais « professionnel ni libre ni déterminé, il a été libre de choisir parmi des possibles institutionnels qu’il n’avait pas complètement choisis  ». Nous savons que les adolescents accompagnés durant toutes ces années auront bénéficié de ce cadre recherché de non-violence institutionnelle !
(1) Aimer mal, châtier bien : enquêtes sur les violences dans les institutions pour enfants et adolescents, Éd Seuil.
Publié dans Lien Social n°1261 (12 novembre 2019)




20 novembre 2019

■ ACTU - Enfant. Quels droits ?

La Convention internationale des droits de l’enfant fête ses trente ans. L’occasion pour le secrétaire d’Etat chargé de la Protection de l’enfance d’annoncer, ce 20 novembre, vingt-deux mesures pour « en finir avec la violence », troisième pilier de son pacte pour l’enfance, après les deux premiers que sont les travaux sur les 1000 premiers jours de la vie, conduits par Boris Cyrulnik, et la stratégie nationale de prévention et protection de l’enfance.
Ce plan de mobilisation et de lutte contre les violences faites aux enfants comprend des mesures de prévention, de repérage avec, par exemple, le renforcement des moyens du 119 (cinq postes d’écoutant supplémentaires), de protection avec notamment un accent porté sur la répression contre les personnes qui consultent ou détiennent des images pédopornographiques. Leur peine sera alourdie et elles seront désormais inscrites au fichier FIJAIS consultable par les employeurs.
Dans son allocation à l’Unesco à l’occasion de ce trentième anniversaire, Emmanuel Macron a estimé cette mesure particulièrement importante. Il a également annoncé la mise en place d’un contrôle parental par défaut sur le net et a fixé un nouveau rendez-vous, le 26 janvier prochain à l’Elysée pour une « réunion de chantier » sur l’avancée de ces travaux.
Des droits inégaux
Les associations avaient d’autres attentes : « Chaque soir, à Paris, 700 enfants en famille sollicitent le 115 sans obtenir d’hébergement » rappellent une quinzaine d’associations de solidarité. En Seine-Saint-Denis, 5000 enfants dont la moitié ont moins de trois ans sont hébergés à l’hôtel, 20 000 enfants sur toute l’Ile-de-France. « Leurs besoins fondamentaux tels que l’accès aux soins, à une alimentation équilibrée, à la scolarité, aux loisirs, n’y sont pas satisfaits » souligne leur tribune qui exige un plan d’urgence pour qu’aucun enfant ne soit contraint de dormir à la rue.
« Refus de prise en charge, de mise à l’abri, remise en cause de la minorité, pratique de tests osseux, discrimination par un moindre financement des structures d’accueil, accompagnement défaillant lors du passage à la minorité… » Les Etats généraux des migrations relèvent la défaillance d’application de cette convention pour les mineurs isolés étrangers, grands oubliés. Le département de Seine-Saint-Denis choisit également ce jour pour saisir l’ONU en accusant l’Etat français de ne pas protéger les mineurs isolés. Il juge qu’il ne contribue pas assez au budget consacré par le département à la prise en charge de ces mineurs. Cette saisine devrait déboucher sur une enquête par le comité des droits de l’enfant de l’ONU.
Aux actes
Le 5 novembre, 15 associations et syndicats publiaient une lettre ouverte appelant à déposer une proposition de loi pour interdire l’enfermement administratif des enfants. A l’heure de l’anniversaire de la CIDE, ces associations rappellent que les engagements de la France pour faire cesser ces enfermements ne sont pas respectés. Une proposition de loi déposée ce 20 novembre par un député LREM propose de limiter à 48 heures la rétention d’enfant mais n’envisage pas son interdiction pourtant la France a été condamnée plusieurs fois par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour cette pratique.
« Passons de la Convention aux Actes » plaident trente associations, ONG et collectifs. « Notre pays n’est pas à la hauteur des ses ambitions en matière d’effectivité des droits de tous les enfants ». Ils avancent 69 recommandations. Ils revendiquent, par exemple, le droit à l’éducation pour tous les enfants, mineurs isolés, enfants handicapés ou tous ceux qui habitent en bidonville ou dans des habitats précaires. Ils s’inquiètent du rapprochement de la justice pénale des mineurs de celle des adultes en contradiction de l’esprit de l’ordonnance de 1945. Enfin, ils recommandent que les droits de l’enfant soient inscrits à la formation initiale des professionnels travaillant au contact des enfants. Du texte à son application, la route reste longue.