lundi 21 novembre 2016

la loyauté

DE LA LOYAUTÉ ET AUTRES RISQUES

Jean-Louis NOUVEL pédopsychiatre responsable de l’AFT du centre hospitalier de Poitiers

Placer un enfant n'est pas un acte banal.
Penser le développement d'un enfant à distance de ses parents biologiques ne correspond pas aux représentations actuelles de notre société. Le placement s'inscrit dans un acte premier de séparation. Celle-ci, quel que soit le travail préparatoire et la modalité du déroulement, est toujours vécue comme une déchirure. Cet acte princeps se répète lors de chaque visite et vient réveiller régulièrement la violence des affects précédemment vécus chez tous les acteurs du placement. L'enfant placé se trouve au centre d'un dispositif qui lui fait vivre des positions et des sentiments contradictoires : répondre aux demandes de ses parents ; peur de les perdre ; prendre conscience de leur réalité ; s'autoriser ou se sentir autorisé à s'en dégager malgré la dette de vie qu'il a envers eux ; répondre aux demandes de la famille d'accueil, avec, là aussi, peur de les perdre ; en même temps peur et désir de s'inscrire dans cette famille ; peur et désir d'être adopté par elle ; et enfin répondre aux exigences institutionnelles et sociétales (service de placement, service judiciaire, éducation nationale). Afin de concilier toutes ces contradictions, l'enfant devient un enfant à facettes multiples avec un risque majeur de clivage entre certaines d’entre elles. Ce risque est d'autant plus important qu'il entre en résonance avec les modalités des fonctionnements psychiques parentaux.

Par ailleurs, la dysparentalité qui a entraîné le placement est forcément majeure. Elle n'est pas le fait d'une simple histoire limitée à un individu. Elle s'inscrit toujours dans une histoire transgénérationnelle de dysparentalité. Nous sommes conduits à travailler avec des familles indifférenciées, notamment dans l’ordre des générations, où l'enfant doit venir réparer l'histoire parentale. L'accès à l'enfant réel est limité, voire impossible pour les parents. Seul existe l'enfant imaginaire qui est tout-puissant et auquel l'enfant réel doit se soumettre. Cette emprise, si elle n'est pas travaillée, empêche la séparation psychique de s'opérer malgré la séparation physique. Les phénomènes de séparation-individuation, qui sont des phénomènes à la base même des processus de pensée, sont alors entravés. La violence de la séparation, la violence de l'histoire familiale transgénérationnelle ont besoin d'être contenues par la loi afin que s'opère cette
séparation psychique nécessaire au développement des processus de pensée. Citons René Clément qui énonce avec clarté ce nécessaire recours à la loi : “la fonction du magistrat est de mettre socialement un interdit et des limites à des situations où des adultes n'ont pu établir dans leur propre fonctionnement psychique, les limites et les interdits qui se transmettent normalement de génération en génération. Le recours à la loi est thérapeutique dans la mesure où il peut être l'occasion de rappeler qu'il y a en droit un ordre possible et repérable pour remédier aux dysfonctionnements familiaux quand les places et les fonctions de chacun ne sont ni définies, ni assignables”. Pour que ce passage du social au symbolique au travers de la loi soit efficient, le placement doit être porté par une institution, par un dispositif à visée de soins, et ne pas être considéré comme une simple suppléance éducativo-affective.
Dans le cadre du placement ainsi posé, les conflits de loyauté ou d'appartenance sont des conflits intra-psychiques. La dynamique du placement se nourrit de ces conflits. Si le conflit d'appartenance de l'enfant est le plus évident, le plus central, chaque acteur du placement va lui-même vivre des conflits d'appartenance ou de loyauté qui s'inscrivent et questionnent l'histoire personnelle, intime de chacun. L'enfant nous entraîne ainsi dans le tourbillon de sa propre histoire. Les institutions doivent être considérées, dans ce tourbillon, comme des personnes morales à part entière avec leur propre histoire et leurs propres conflits.


QU'EN EST-IL DU CONFLIT DE LOYAUTÉ POUR LA FAMILLE D'ACCUEIL?

Être assistante familiale n’est pas un métier comme un autre. C’est un métier qui exige de s'engager dans le portage physique, psychique et affectif de l’enfant accueilli aussi longtemps que celui-ci en a besoin. C’est un métier qui sollicite l'assistante familiale à la frontière d’un dedans et d’un dehors, de l’intime et du professionnel. Le savoir qui le constitue n’est pas un savoirfaire mais un savoir-être avec. Être avec dans le portage de l’enfant, dans le portage psychique auprès de l'enfant de sa famille naturelle et non être à la place de l’enfant ou de sa famille naturelle.
La famille d'accueil occupe une place primordiale dans le dispositif de placement. Elle est responsable du quotidien de l'enfant. Elle lui propose un cadre repérant, structurant et sécurisant. Devenir famille d'accueil est une démarche motivée par l'affection à donner à un enfant, mais aussi une demande sociale faisant du foyer familial le cadre institutionnel du travail. La famille d'accueil vit la contradiction permanente d'être prise dans une relation d'attachement avec un enfant et d'être une famille professionnelle investie d'une responsabilité institutionnelle dans la mise en œuvre d'un projet pour cet enfant. Cette contradiction est une donnée incontournable de l'accueil familial. Par ailleurs, l'assistante familiale est à cheval entre deux institutions : d'un côté sa propre famille, de l'autre le service de placement.
Au sein de sa propre famille, l'assistante familiale introduit dans la vie commune un enfant. Cette introduction va forcément bousculer les rapports préétablis entre chaque membre de la famille d'accueil. Celle-ci se trouve soudain élargie, recomposée. L'enfant y introduit sa propre famille par sa façon d'être, de se comporter, de s'exprimer, de se lier. La vie commune devient l'intersection de deux histoires antérieures non-partagées. L'assistante familiale doit trouver un nouvel équilibre dans les relations à ses enfants et à son conjoint tout en offrant à l'enfant accueilli l'affection et la chaleur nécessaires. Ceci se déroule sous le regard direct de ses enfants, dans les mêmes gestes qu'elle a ou a eu pour eux. Ce temps donné à l'enfant accueilli
n'est plus offert à ceux de la famille. Cet ensemble est un ferment pour les sentiments de jalousie, de rivalité et de rejet qui peuvent rapidement devenir ingérables et demandent donc d'être anticipés, repérés et travaillés. Les enfants de la famille d'accueil peuvent aussi vivre l'attention de leur mère pour cet enfant dans l'effacement ou la non-compréhension du caractère “professionnel” de leur mère dans ces instants-là. Il est alors important que l'équipe du placement, par sa présence sur le terrain ou lors des consultations, viennent signifier et resignifier à la famille, la place désormais particulière de leur mère.

L’assistante familiale elle-même peut se retrouver dans un positionnement difficile, prise dans un conflit d’intérêts entre enfants accueillis et enfants naturels. Ce type de conflit est fréquent. Il passe par des phases d’exacerbation qui retentissent sur le comportement de l’enfant accueilli. Nous prendrons pour exemple le petit Daniel accueilli à sept mois chez Mme E. En consultation, alors qu’il a quatorze mois, Mme E. évoque des difficultés comportementales et de sommeil apparues depuis peu. Daniel bouge beaucoup. Il s’oppose. Il se réveille la nuit. Il a du mal à se coucher. Il ne fait que des siestes courtes. Ce tableau nous évoque un état anxieux de l'enfant. Nous continuons l’entretien en l’axant vers des évènements de vie qui auraient eu lieu dans la famille d’accueil. Ce n’est qu’après quelques minutes que Mme E. nous parle de son fils aîné. Celui-ci désire faire des études de kinésithérapie en Belgique. Il attend les résultats d’un tirage au sort qui lui permettra de s’inscrire. Si son fils doit partir en Belgique, Mme E. ne s’imagine pas ne pas l’accompagner et l’installer là-bas. Comment faire alors avec Daniel? Sa mère sera t-elle d’accord pour signer une autorisation de sortie du territoire? Si elle refuse, Mme E., consciente de la fragilité de Daniel, ne partira pas en Belgique installer son fils. Mais cette solution est inenvisageable. Les difficultés de comportement de Daniel sont la retranscription en acte du conflit interne : quel enfant vais-je trahir, abandonner? Quelle fonction maternelle puisje m’autoriser à vivre? Celle liée à mon fils ou celle liée à Daniel?
Dans ce cas clinique, le conflit s’est résolu en deux temps : la mère de Daniel a donné son accord pour la sortie du territoire. Et Mme E., dégagée du conflit dans ses fonctions maternelles entre enfant naturel et enfant placé, apaisée par l’accord maternel de sortie du territoire s’autorise à penser enfin le voyage avec Daniel en tant qu’enfant réel, en tant que bébé dans sa réalité. Elle nous annonce avec un grand soulagement que, finalement, ce sera son mari qui ira installer leur fils en Belgique, mettant en avant les difficultés dans l'organisation des siestes de Daniel lors de l'emménagement.

La deuxième appartenance institutionnelle de l'assistante familiale est le service de placement. Celui-ci est là pour porter un axe de travail constant, être un lieu d'échanges avec d'autres professionnels sur la question du sens de son action auprès de l'enfant accueilli. Travaillant dans son propre foyer familial, elle a besoin de ce repère extérieur pour s'ouvrir à d'autres conceptions éducatives, à d'autres manières de voir le monde, à d'autres modalités de compréhension de ce que l'enfant lui fait vivre. Ceci peut à nouveau la mener dans des conflits de loyauté entre l'institution famille et l'institution service de placement. Pour exemple, citons les propos d'une assistante familiale en consultation qui énonçait après une discussion autour des visites aux parents : “je suis d'accord avec vous, je comprends la nécessité de maintenir les visites. Mais mon mari et mes filles ne sont pas d'accord. Il faudrait que vous les rencontriez pour le leur expliquer. Moi, ils ne veulent pas m'entendre”.

Ceci pointe un paradoxe du placement familial : si le contrat de travail est signé par la seule assistante familiale, c'est toute la famille qui est cependant mise au travail lors de l'accueil de l'enfant, et c'est cet ensemble que l'équipe de placement doit accompagner.

Par ailleurs, l'assistante familiale va devoir cheminer de l'enfant accueilli imaginaire à l'enfant accueilli réel. Combien de fois entendons-nous nommer en consultation le sentiment d'étrangeté, face à cet enfant, même s'il a été accueilli bébé? Cette étrangeté faite des liens tissés avec la famille naturelle déstabilise l'assistante familiale. Commence alors la phase de l'après-idylle décrit par Myriam David. Petit à petit, l'enfant réel met en difficulté, en échec, la famille d'accueil. Cet enfant qu'elle rêvait de rétablir ne répond pas à ses attentes. L'assistante familiale éprouve de plus en plus d'ambivalence à son égard. Elle oscille entre le rejet et la captation.
On peut observer bien souvent le déplacement vers la famille d'accueil de la problématique qui a nécessité la séparation et une contamination de celle-ci par le dysfonctionnement de la famille naturelle. Sans une aide suffisante, l'assistante familiale et la famille d'accueil vont être mises à mal. Citons ici les propos d'une assistante familiale confrontée à la nécessité de l'arrêt du placement : “je n'en peux plus. J'ai à choisir entre ma famille ou cet enfant. Quand je suis avec lui, il me happe, nous vivons des moments intenses d'affection partagée mais je suis épuisée. J'ai des migraines. Je ne me sens plus disponible pour ma famille. Il est insatiable dans la relation.” La famille d'accueil va donc devoir s'adapter à cet enfant réel en aménageant ses propres standards affectifs et éducatifs, en laissant une place suffisante à cet enfant accueilli réel, tout en maintenant vivant dans son psychisme un enfant accueilli imaginaire.

Enfin, la famille d'accueil a des sentiments contradictoires vis-à-vis de la famille naturelle. La famille d'accueil ressent de la culpabilité. Elle a pris cet enfant à une autre famille. Elle peut s'identifier à la souffrance de cette autre. Inconsciemment, elle se vit comme une voleuse d'enfants. Cette culpabilité cohabite ou fait place à la colère, la révolte, voire la haine contre les parents naturels quand l'identification se fait à l'enfant. Que font vivre ces parents à cet enfant pendant les visites pour que celui-ci soit si mal après? Comment accepter ces parents qui mettent à chaque fois l'enfant en miettes, au point qu’il faut à chaque fois le reconstruire? Comment supporter que même leur absence soit si destructrice? Ce conflit est d'autant plus difficile à supporter que l'enfant est fait de ces parents-là, que cet enfant a une dette de vie à leur égard et qu'il éprouve souvent affection et attachement vis-à-vis de sa famille naturelle. La puissance de tous ces conflits vécus par la famille d'accueil montre la nécessité de la dimension institutionnelle du placement familial et du nécessaire étayage que nous devons lui apporter.

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