lundi 3 septembre 2018

Enfants placés, trajectoires tremblantes

Temps de lecture : 18 min

Au cœur d'un dispositif qui peine à compenser le manque d'attaches émotionnelles, les jeunes de l'aide sociale à l'enfance apprennent à être adultes.

Lorsqu'un jeune qui a été placé en foyer atteint l'âge de 18 ans, il ne bénéficie plus de la prise en charge de l'Aide sociale à l'enfance. 
«Ce qui m’a sauvée, c’est de ne pas avoir besoin d’amour.» Les mots sonnent dur dans la voix douce de Magali Panova, ancienne enfant des foyers français. «C’est terriblement compliqué de sortir de l’ASE et de se rendre compte qu’en fait, on a besoin de reconnaissance. Et qu’on n’y a pas accès.»
L’ASE, prononcez azeu, c’est l’Aide sociale à l’enfance, qui a repris en 1983 le flambeau de la DDASS. Où que l’on regarde, le constat revient comme une rengaine implacable. «Les personnes qui ont connu un parcours en protection de l’enfance parlent tous, ou presque, d’un sentiment d’isolement», affirme Séverine Euillet, chercheuse en psychologie et en sciences de l’éducation à l’université de Nanterre. Parents absents, décédés ou incapables d’assumer l’éducation: les bases affectives, cet apprentissage de l’attachement qui donne aux enfants confiance et sécurité, sont fracturées. Et les dispositifs de protection de l’enfance parviennent difficilement à les réparer.

«Je me rends compte aujourd’hui que je n’ai pas les bases ni l’assise émotionnelle qu’ont les autres, raconte Kévin Balouin, 24 ans, placé à l’âge de 4 ans. Quand ça va pas, tu es armé pour y faire face, ou tu rentres chez toi, tu peux te rattraper à quelque chose. Ne pas avoir pu construire ça avec une des personnes qui m’a accueilli, c’est une lacune que je ne rattraperai jamais.»

La filiation biologique sacralisée

Alors, que faire avec ces personnes qui, tôt ou tard, ont comme tout un chacun besoin d’amour? L’ASE continue de se débattre avec cette question. Depuis ses débuts, l’institution s'est donné pour objectif premier de «maintenir ou reconstruire le lien parental», explique Lyes Louffok, un ancien enfant placé devenu membre du Conseil national de la protection de l’enfance. Une politique dite familialiste qui reflète avant tout la difficulté de penser l’attachement en dehors des bornes bien connues de la relation filiale.
Cette idéologie a présidé pendant des décennies aux décisions en matière de protection de l’enfance. «L’idée que l’ensemble familial est une entité décisive pour la vie de la cité est très ancrée dans notre vieux pays latin conservateur, explique Nadège Séverac, sociologue spécialiste de la prise en charge des mineurs protégés. On garde une conception très patrimoniale de l’enfant comme un “bien” des parents, en quelque sorte, en tout cas sur lequel ils ont des droits.»
En plus du risque de se solder par un échec, cette politique de maintien des liens filiaux confine parfois à l’absurde. Jusqu’à handicaper la création de nouvelles attaches. Lyes, séparé de sa mère à la naissance, n’en revient toujours pas. «Alors qu’on savait que, souffrant d’un handicap mental sévère, elle ne serait jamais capable d’être mère, à aucun moment la question du retrait de l’autorité parentale ne s’est posée.» Sa première famille d’accueil lui apporte «tout ce dont un enfant peut avoir besoin». Mais quand cette femme qu’il appelle maman décide de déménager dans le sud de la France, sa demande de maintien du placement est rejetée, car ce nouveau domicile se trouve hors du département de résidence de la mère biologique de Lyes, 4 ans alors.
À l’époque où il écrivait son livre Dans l’enfer des foyers, édité chez Flammarion, le jeune homme a revu le pédopsychiatre et l’éducatrice qui le suivaient à ce moment-là. «J’ai appris que les débats avaient été intenses au sein de l’équipe.» L’éducatrice était favorable à ce qu’il suive son assistante familiale, le psychiatre et le chef de service non. «Sous prétexte que, peut-être, à un moment donné, des liens pourraient être créés avec ma mère –contre l’avis de ses médecins à elle.»
Même dans les cas d’enfants placés très tôt, et qui le resteront jusqu’à leurs 18 ans, il existe ainsi selon Nadège Séverac une «crainte de retirer l’autorité parentale, assimilée à la filiation». Cette filiation est «sacralisée, regrette Lyes Louffok. On associe encore les enfants à la sphère privée, de la même façon qu’on fermait les yeux sur la violence domestique il y a encore quelque années.» Apprenti éducateur, le jeune homme a été confronté à des cas beaucoup plus dramatiques. «J’ai vu une situation où une gamine violée par son père allait rendre visite à celui-ci au parloir… Au parloir!», tonne-t-il.
«On associe encore les enfants à la sphère privée, comme on fermait les yeux sur les violences domestiques.»
Lyes Louffok, ancien enfant placé
«Il faut bien comprendre que dans les cas de placement, les liens filiaux sont en souffrance souvent depuis la naissance, rappelle Nadège Séverac. Il faudrait une conception alternative privilégiant la protection des enfants vis-à-vis des parents, et vis-à-vis de l’institution aussi d’ailleurs. C’est une balance que l’on n’arrive pas encore à faire.»

À la sèche dénomination d’enfant placé, Séverine Euillet préfère le nom d’«enfants séparés et protégés». Dans les faits, ça se corse. «Je ne me suis pas senti protégé, tranche Kévin. J’ai toujours vécu mon placement comme une injustice. C'était sans doute la meilleure chose à faire, mais c'était injuste par rapport à la vie plutôt tranquille des autres enfants que je côtoyais. L’ASE a l’ambition d’apporter une stabilité émotionnelle. Dans mon cas, et dans beaucoup d’autres, j’en suis persuadé, c’est l’inverse qui s’est produit.»

Chance ou fiasco

Constat d'échec pour mission impossible. Kévin se souvient des week-ends passés chez sa mère, souffrant de divers troubles psychologiques et d’addiction. Une soupape de décompression. «Mais, même si c’est triste à dire, ce n’était même pas le fait de voir ma mère qui rendait ces moments heureux. Je me sentais libre, je me marrais avec mon frère et ma sœur.»
Lorsque son père, parti un an avant leur placement, refait surface autour de ses 13 ans, Kévin le voit comme une «bonne chose», mais n’est «pas transcendé». À raison d’un week-end sur deux jusqu’à ses 18 ans, il développe un attachement à ce père, «mais pas un lien filial. J’avais déjà fait le deuil des relations père-fils. Et mère-fils aussi, d’ailleurs. Je pensais ne pas avoir de père, je m’étais construit comme ça. C’était une relation mort-née». En parallèle, les personnels de l’ASE tentent d’évaluer l’état psychologique des parents afin de moduler le temps passé ensemble et de protéger au mieux l’enfant. Peine perdue selon le premier concerné. «À l’époque, je considérais que j’aurais été mieux chez moi qu’à l’ASE, peu importe les difficultés. Je le pense toujours.»
Magali dit pour sa part mesurer la «chance» qu’elle a eue d’être placée en foyer, «même si ç’a été un vrai fiasco». Placée à plusieurs reprises, la première fois à 5 ans, la jeune femme décrit sa mère comme handicapée. «Elle souffrait d’un retard du développement, et avait la maturité d’une enfant de 12 ans.» Originaire de Metz, elle est placée autour de 11 ans dans un foyer à Nancy. Une mesure rare, l’enfant devant généralement être accueilli dans le département de résidence de la famille. «Le juge des enfants a estimé qu’un éloignement serait favorable au rapprochement de la mère et de la fille, rigole doucement Magali. C’est une logique un peu particulière, mais pourquoi pas. En tout cas, ça a fini d’achever une relation déjà pas merveilleuse.»

S'attacher ou pas?

Au nom du maintien des relations et de l’autorité parentale, les personnels de l’ASE, éducateurs et familles d’accueil, se sont entendu dire pendant très longtemps de ne pas trop s’attacher aux enfants. Lyes Louffok, également apprenti éducateur, en veut pour preuve la «distance professionnelle» évoquée en formation. «Ce n’est pas un terme anodin. Moi, je préfère parler de bonne proximité.» Difficile pour les professionnels de se positionner et de savoir comment manœuvrer, quand les enfants accueillis peuvent être «sujets à des troubles massifs de l’attachement», rappelle Séverine Euillet.
«À l’origine, cette pensée résultait d’une peur qu’une nouvelle relation signifie le détachement vis-à-vis des parents, poursuit-elle. Mais la théorie contemporaine de l’attachement est venue montrer que l’enfant pouvait nouer des attaches multiples, sans que celles-ci ne s’annulent.» Lyes tempête. «Personne n’aurait deux amis sinon!» Même entre ses différentes familles d’accueil, l’ASE a fait en sorte que les liens ne soient pas conservés. Lyes n’est parvenu à renouer avec cette première assistante familiale, qu’il considérait comme sa mère, que bien plus tard. «Heureusement que ce fonctionnement se délite, car il était dramatique.»
Séverine Euillet, également responsable d'une formation de futurs travailleurs sociaux, abonde dans ce sens. «Je leur dis: sentez-vous libres de vous attacher!» Elle reconnaît cependant des pratiques qui continuent d’aller inconsciemment à l’encontre de cette nouvelle conception de l’attachement. «Il faut le temps que ce discours arrive dans les pratiques.» Celles-ci gardent l’empreinte d’une idéalisation impensée du lien biologique, de résidus d’opposition entre le lien au parent et le lien à l’assistant familial. «Il arrive que les éducateurs soient des figures d’attachement pour les enfants protégés, témoigne Séverine Euillet. Mais en milieu collectif, le turn-over est important, et comme me le disait une jeune fille placée, ce n’est pas en un an qu’on apprend à faire confiance à un éducateur.»
Cette confiance est pourtant vitale pour le développement de l’enfant placé. «Ceux qui s’en sortent le mieux sont d’abord ceux qui ont réussi à retisser du lien ailleurs, avec d’autres personnes, des “autrui significatifs”, qui peuvent se placer en appui au moment du passage à l’âge adulte», souligne Isabelle Frechon, chercheuse au laboratoire Printemps (CNRS).

Un sentiment permanent d'insécurité

Des personnes ressources, Magali Panova en a trouvé autour de ses 9 ans, dans la famille d’un ami proche d’origine laotienne, qu’elle nomme son «petit frère». L’ASE lui a permis d’y passer tous ses week-ends et ses vacances, sans le passage habituel par le juge des enfants avec préavis de deux semaines. «Parce que j’étais très invisible et que ça les arrangeait bien, le foyer me permettait cette largesse-là, à partir du moment où je disais où j’étais. Ils sont devenus ma famille. Je me sentais très en sécurité chez eux, et très intégrée, ce qui pour moi était complètement miraculeux.»
La famille d’accueil de Kévin n’a pas joué ce rôle. Après quelques passages en accueil d’urgence, il est placé chez une assistante familiale. Avec Élise, les rapports sont durs. «Elle m’a toujours fait comprendre que c’était son travail et qu’il n’y avait rien d’affectif. C’était bien pour la sécurité et la stabilité. Mais aucune effusion, aucun câlin.» Très vite, il n’attend plus d’affection de sa part. «J’avais un peu adopté son point de vue: la vie c’est dur, il faut être performant dans les études, tout était très carré. Je m’étais mis dans la tête que c’était comme ça.»
À l’adolescence, ce qu'il vit comme une «absence de liberté» devient insoutenable. «J’étais en train d’étouffer.» Le placement est rompu «d’un commun accord», et Kévin finit sa terminale en internat, avec une nouvelle famille le week-end. «On s’entendait bien, mais on n’a pas eu le temps de lier connaissance, et pour une si courte durée, je n’y voyais plus d’intérêt.»
De ses 14 ans de placement, le jeune homme n’a gardé aucun contact. «J’ai essayé d’appeler Élise une ou deux fois pour prendre des nouvelles. Ça a été très bref, elle semblait n’avoir rien à me dire de son côté. Je l’ai remerciée, lui ai dit que c’était clairement grâce à elle si je faisais des études. Elle m’a donné l’impression qu’elle s’en fichait.»
Pour Kévin, ce sont les professeurs qui ont été des appuis tout au long de son parcours. Il garde le souvenir précieux d’une «incroyable» institutrice de CM2. «Elle me portait de petites attentions, qui me faisaient extrêmement plaisir. Pour Noël, elle s’était présentée chez Élise pour m’offrir un cahier intime en cuir, un dictionnaire…» Au lycée, deux professeures d’économie et d’histoire l'épaulent «tant au niveau scolaire que personnel. Elles ne s’épanchaient pas forcément beaucoup, mais je me sentais soutenu car elles cherchaient à comprendre ma situation. Elles n’hésitaient pas à prendre une heure le vendredi soir pour discuter de l’avenir». Considéré comme pupille de la nation, il bénéficie des bourses d’État et ne connaît pas l’angoisse de reposer entièrement sur un contrat jeune majeur pour ses études. Ces professeurs le poussent à aller en classe préparatoire littéraire, qu’il intègre pour trois ans.
Un soutien salutaire, qui ne saurait pourtant remplacer les ressources affectives. Sa fratrie n’a pas survécu à l’ASE. «On n’a pas du tout eu les mêmes vies, et on ne se connaît pas.» Au début de leur placement, Kévin est séparé de sa grande sœur et de son grand frère, restés tous les deux, puis c’est l’aîné qui est hébergé en foyer tandis que Kévin et leur sœur vont en famille d’accueil. Le jeune homme en est convainc : «C’était une volonté de l’ASE de casser cette fratrie.» Il évoque des «logiques psychologiques un peu bidon», la crainte que le frère, plus âgé, n’ait une mauvaise influence. Aujourd’hui pour Kévin, ce n’est plus un manque, mais cela reste un vrai regret. «Je n’ai pas la sensation d’avoir un grand frère.»
«Je plonge par manque de stabilité, de repères. Je n’ai pas cet allant qu’ont les autres. J'ai la sensation de toujours marcher sur un fil, d'être un funambule. Mais sans filet.»
Kévin Balouin, enfant placé pendant 14 ans
À la fin de son adolescence, il voit son père replonger et, bien qu’aller le voir le «déprime», il reste en contact parce qu’il est le seul de la fratrie à accepter de le faire. Kévin connaît lui-même des phases intermittentes. «Je plonge par manque de stabilité, de repères. Je n’ai pas cet allant qu’ont les autres, pas d’attelle, de pilier. Je ne peux pas me permettre de faire des erreurs, parce que je suis vite dans la merde. J’ai la sensation de toujours marcher sur un fil, d’être un funambule, mais sans filet.» Et le vide en-dessous, il le ressent de plus en plus durement avec l’âge. «À 18 ans, j’étais dans une logique combattante, je me disais: ma vie commence.» Aujourd’hui, sa confiance s’essouffle. Depuis la fin de sa classe prépa, il «nage un peu», cherche sa voie.
À son arrivée à l'ASE, Magali Panova se décrit comme «mutique, sauvage», provenant d’une famille où l’on vivait «reclus». «Les relations sociales étaient quelque chose d’inconnu, d’inquiétant même, raconte-t-elle. Les éducateurs l’ont sûrement pris pour une marque de rejet. Mais je ne comprenais simplement pas le mécanisme qui fait que l’on va vers les gens.» Placée dans quatre structures différentes en dix ans, elle perd régulièrement ses repères et peine à en construire de nouveaux. «Quand on n’est pas un animal social, on est un animal territorial. Me sortir de ma chambre, de mon contexte, de mes trajets, m’insécurisait beaucoup.»
À l’idée de prendre seule plusieurs bus différents pour aller à l’école, c'est la panique. Face à ses réactions et à son caractère renfermé, les responsables de l’ASE décident de la déscolariser. La jeune femme identifie aujourd’hui un problème de diagnostic à l’arrivée. Sur la base d’un dossier très succinct, les éducateurs ne peuvent pas comprendre où son attitude prend ses racines. Et à raison de trente enfants pour une poignée d’éducateurs à la fois, un accompagnement plus personnalisé n’est guère envisageable. Magali ne sera rescolarisée que quelques mois avant ses 18 ans, un réel handicap pour envisager sereinement sa sortie du foyer de l’ASE.

Le délicat passage à l'âge adulte

Entre honte et résilience, l’absence de bases émotionnelles rend très délicat le passage à l’âge adulte pour les jeunes placés. «Encore maintenant, je reste une incasable, raconte Magali. Je ne suis dans aucun milieu social, je n’arriverai jamais à m’intégrer. Ça ne me fait pas souffrir, j’ai appris à trouver un équilibre comme ça. Mais je sais que pour d’autres, c’est très douloureux et pénalisant.» Elle dit puiser sa résilience dans cette tolérance au manque d’amour. «Ça a été plus facile pour moi de ne pas être un animal social. Que le regard des autres ne soit pas un frein.»
Peiner à être en relation avec des gens sur le long terme reste handicapant pour elle dans le monde du travail. Elle a fait beaucoup de tentatives, mais ce «tout et n’importe quoi» lui a permis de dépasser la honte. Elle restera «la môme de la 202» –son numéro de chambre, qui a toujours été le même de foyer en foyer, et qu’elle a retrouvé sur la porte de sa chambre de maternité. «Mais j’habite dans une baraque que j’ai construite avec mes mains, j’ai une marque de fringues, j’écris pour la presse russe, je fais des interventions en protection de l’enfance… J’ai un gros boulet, c’est sûr, mais je n’ai plus honte.»
La honte. Si présente dans les discours d’enfants de l’ASE, «c’est elle qui fait que rien ne bouge pour nous», affirme Magali. «Je sais la honte qu’on éprouve et, du coup, la facilité qu’on a à rester dans ce milieu. Parce qu’on y est jugé mais, au moins, on est entre semblables. On peut reprocher aux gens les mêmes choses que l’on nous reproche. C’est plus dur de se retrouver confronté à un monde où les gens ont des valeurs, font des études, n’ont pas envie d’abandonner. Le pire, c’est ça: la honte de ne plus croire, de croire que c’est foutu. C’est ça qui tue.»
L'été dernier, la petite sœur de Magali s’est défenestrée. Toutes deux avaient suivi la même trajectoire: la famille bancale –elles n’ont pas le même père–, le foyer, puis la rue. «J’en suis encore à me demander comment on peut sortir du même moule et le gérer de façons si différentes.» Sans domicile à 15 ans, elle en est ressortie alcoolique, toxicomane, enceinte et séropositive. «Ma sœur, c’était l’inverse de moi, elle était pot-de-colle, elle voulait du contact, cherchait à être aimée. C’est ce qui l’a perdue.»
«C'est dommage de ne pas pouvoir comprendre qu'on peut compter pour quelqu'un, qu'on n'est pas un boulet.»
Magali Panova, ancienne enfant placée
Magali s’épanche peu sur la période où elle-même était sans abri, près d’un an et demi en tout. À sa sortie du foyer, les éducateurs «ne se sont pas posé trop de questions, ils se sont juste couverts auprès du juge des enfants en me rescolarisant quelques mois avant mes 18 ans». Sans ressources, elle retourne chez sa mère, mais le nouveau mari de celle-ci ne veut pas d’elle à la maison. Elle n’ose pas faire appel à sa famille de cœur, celle de son ami d’origine laotienne, par peur de déranger. «Je n’avais pas conscience de la place que j’avais dans leur cœur. C’est un peu dommage de ne pas être en capacité de comprendre qu’on peut compter pour les gens, qu’on n’est pas forcément un boulet.»
Pour Magali, le fait qu’il y ait encore tant de jeunes de l’ASE dans la rue est symptomatique. «L’arrivée à la majorité est représentative de ce qui a été fait –ou non– en amont.» Un travail de préparation qui ne peut se faire qu’en accord avec le jeune. La protection de l’enfance voit ainsi émerger en ce moment l’exigence d’une plus grande participation de l’enfant et de l’adolescent.

Fouiller le passé, essayer d'envisager l'avenir

La manifestation la plus visible de la nécessité d’intégrer l’enfant dans les processus qui le concernent est peut-être l’usage croissant de la thérapie par la parole. L’institution cherche à lui permettre de reconstituer son histoire en déroulant son propre récit biographique, aidé par les éducateurs et psychologues. Car «ce n’est pas parce que les raisons du placement sont dites qu’elles font d’emblée sens», avance Séverine Euillet.
Kévin se souvient des tentatives du personnel de l’ASE de mettre des mots sur les circonstances de son placement. «Même si au début, les raisons de mon placement étaient très floues, je me suis vite rendu compte de ce qui n’allait pas à la maison. On me l’expliquait: oui, tu sais Kévin, ta famille est malade, il faut qu’elle prenne soin d’elle, singe-t-il. Mais ils ne m’apprenaient rien. Je savais.»
Autre obstacle à la reconstitution d’une histoire personnelle: le changement fréquent des professionnels qui accompagnent ce récit, selon la sociologue Nadège Séverac. «En France, tout le monde croit que l’évocation du passé est thérapeutique. Mais à l’ASE, ses modalités ne permettent pas toujours de prendre en charge un traumatisme. Elle est donc parfois vécue comme une perte de temps par l’enfant ou le jeune.»
Le temps, Magali l’a pourtant pris pour tenter de mettre du sens sur son passé. Elle a ressenti ce besoin biographique quand les bribes de souvenir qui lui revenaient parfois se sont faites plus pressantes, «dérangeantes», lorsqu’elle-même est devenue mère. «Quand j’ai eu mon fils, j’ai commencé à avoir des flashs de plus en plus fréquents: ma mère dans mon dos qui ouvre une porte, me pousse à l’intérieur, les gens souriants, ma mère qui part et moi qui ne comprends pas…»
Elle s’est alors mise à chercher des réponses. D’abord du côté de sa grand-mère, auprès de laquelle elle s’est rendu compte que sa mère avait caché les détails de son placement
à toute la famille. Puis auprès de sa mère. «Je voulais savoir si elle comprenait ce qu’elle m’avait fait.» Lors d’une conversation qu’elle veut sereine mais claire, elle s’aperçoit que sa mère «n’a aucune conscience de ça, ou ne veut pas en avoir conscience».
Pour tenter de résoudre le problème, Magali se met en quête des traces administratives de son placement. «Et là, j’ai pris une claque. On ne m’avait jamais dit qu’il y avait des dossiers, ni, surtout, qu’il fallait en réclamer certains dans un délai de dix ans… Plus rien du côté des tribunaux, donc.»

Ne restait que celui de l’ASE, stocké aux archives départementales. Elle y découvre que ce dossier ne porte aucune trace de sa voix. «Il y avait des éléments sur ce que ma mère connaissait de la situation, il y avait le point de vue des professionnels… Je n’étais nulle part.» Rien non plus sur les raisons de son placement. Elle rit jaune. «Je ne sais même pas si c’est ma mère qui a voulu que j’aille en famille d’accueil ou si on m’a retirée de chez elle. Ma mère ayant caché ça à toute ma famille, et les dossiers étant si incomplets, personne ne pourra jamais me donner cette information. Quand mon fils me questionne, je lui dis: “J’aimerais bien te répondre, mais…”»
Kévin, lui, n’a pas encore consulté le fameux dossier, mais le voudrait bien. «Pour y trouver tout ce qui a été dit sur moi.» Il y a quelques années, sa sœur a lu le sien, et «a mis six mois à s’en remettre. J’ai l’impression qu’il leur faut inventer des problèmes aux gamins, en fait. Tes moindres faits et gestes sont constamment analysés, avec en prime une surinterprétation vraiment nocive. Tout est lu selon la grille de lecture du placement, tout y est toujours ramené. Or le placement d’un enfant n’explique pas l’ensemble de ses comportements.»

En 2015, Magali a pris connaissance dans un article de la volonté de Laurence Rossignol, alors secrétaire d’État chargée de la Famille, des Personnes âgées, de l’Autonomie et de l’Enfance, de changer le cadre légal de l’ASE. «Son discours me semblait très pertinent, mais je craignais que les retours de terrain ne viennent que de l’ASE et que seuls soient sélectionnés les meilleurs exemples.»
Dans l’impulsion du moment, elle écrit à la responsable politique. «Je ne pensais pas être lue. Étant à peu près sûre que c’était une lettre perdue, je me suis un peu lâchée, j’ai bien tartiné.» Quelques mois plus tard, alors qu’elle avait à peu près oublié cette histoire, Magali Panova a reçu un coup de fil du cabinet de Laurence Rossignol, devenue ministre, et a été invitée à Paris pour un entretien. Bien qu’elle ne se sente pas «militante», elle continue aujourd’hui de raconter son histoire dans le cadre de formations pour les professionnels de la protection de l’enfance.

Afin de faire entendre leurs voix à tous, Magali a aussi créé une page sur Facebook, nommée Les Mômes de l’ASE contre-attaquent. «On parle beaucoup de ceux qui entrent à l’ASE, de ceux qui y sont, moins de ceux qui en sortent. Mais depuis des décennies, ça commence à faire une masse non négligeable.» Elle espère que la parole de cette «masse invisible» sera de plus en plus «difficile à nier» pour les pouvoirs publics. «Je voulais dire à tous les mômes de l’ASE que leur histoire n’est pas seulement un fardeau à porter. C’est une analyse à livrer.»

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