jeudi 2 mars 2017

placement en FA ; filiation, affiliation et attachement

Introduction
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Le placement en famille d’accueil pose de nombreuses questions touchant aux repères familiaux de l’enfant placé. Qu’elles soient récentes ou anciennes, continues ou émaillées de retours dans la famille d’origine, qu’elles concernent des enfants jeunes ou plus âgés, les situations de placement recouvrent une même réalité : des enfants qui vivent dans une autre famille que la leur. En effet, même si son avis peut être considéré lors des audiences, l’enfant placé est le plus souvent « objet » de décisions judiciaires, il ne choisit pas de vivre dans une autre famille que la sienne. Il s’agit d’un enfant en souffrance et/ou en danger qui sera confié à une famille choisie et rémunérée par l’Etat. Ce dernier, par le biais de l’Aide Sociale à l’Enfance, met en œuvre généralement tout le possible pour que les liens avec la famille d’origine soient maintenus.
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A l’occasion d’observations menées au sein de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), la rencontre avec des enfants placés a montré la complexité des questionnements, des attentes et des repères des enfants concernant la notion de « famille ». Quelle peut être la signification de ce mot pour l’enfant placé ? Entre ses parents biologiques, qu’il peut parfois ne pas connaître, et sa famille d’accueil, à quelle famille a-t-il le sentiment d’appartenir ? Ces questions posent indirectement celle du lien, entre l’enfant et ses parents biologiques, mais aussi entre l’enfant et son assistante maternelle et, plus globalement, les membres de sa famille d’accueil.
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Contrairement aux liens de filiation que l’enfant ne choisit pas, les liens d’affiliation sont le reflet d’un processus actif de la part de l’enfant. Ribes (1986) observe que le sentiment d’affiliation familiale et le fait de reconnaître ses géniteurs comme ses parents se construit dès le plus jeune âge, laissant croire que ce sentiment pourrait être quasiment inné. Toutefois, l’auteur précise que ce processus se fait sur une durée et que toute séparation pourrait le perturber ou changer son cours. Il apparaît alors concevable que des enfants placés très jeunes, et ayant vécu plus de temps dans leur famille d’accueil qu’avec leur mère biologique, puissent s’affilier à leur famille d’accueil et considérer leur assistante maternelle comme leur mère. Ainsi, existerait-il une période sensible pour la construction du sentiment d’affiliation ? La présente étude, étayée par deux illustrations cliniques, explore l’influence de l’âge de l’enfant lors du placement sur son sentiment d’affiliation.

Le placement en famille d’accueil

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L’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) est « une action sociale en faveur de l’enfance et des familles » (Lhuillier, 2002, p. 17). Elle a pour buts principaux de mener des actions de prévention en faveur des enfants en difficulté et de leur famille, de les soutenir et de protéger les mineurs en danger. L’ASE dispose de plusieurs moyens pour aider les enfants et leur famille dont l’équilibre est bouleversé. Certains d’entre eux permettent à l’enfant de rester dans son milieu d’origine, d’autres imposent le retrait de l’enfant et son placement dans une institution ou dans une famille d’accueil. David (1989, p. 4) définit le placement familial comme étant « l’accueil permanent d’un enfant, de jour et de nuit, pour quelque durée que ce soit, par une famille rémunérée pour cela qui, pendant toute la durée du placement, assure l’ensemble des soins et l’éducation de l’enfant, sans que celui-ci lui appartienne pour autant ».
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Remarquons que la notion d’appartenance est d’emblée posée et complexe. Le placement de l’enfant intervient lorsque la famille de celui-ci n’est plus capable de lui apporter la sécurité et les soins adaptés, que cela soit pour un court moment ou à plus long terme. Les motifs de ces placements sont le plus souvent la maltraitance physique, sexuelle ou psychologique, situations où, selon Rouyer (1996), l’enfant n’est pas respecté en tant que sujet et individu.
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Cette étude concerne des enfants placés en famille d’accueil, famille au sein de laquelle ils seront accueillis, en particulier, par une femme à qui a été attribué le rôle d’assistante maternelle. Les assistantes maternelles sont employées et rémunérées par le département pour accueillir les enfants pris en charge par l’ASE, après un agrément. Globalement, elles doivent satisfaire trois conditions pour obtenir leur agrément. Elles doivent garantir des conditions d’accueil favorisant le bon développement des mineurs, passer un examen médical et disposer d’un logement en bon état. S’il s’agit du renouvellement de l’agrément, elles doivent de plus avoir suivi une formation (120 heures sur trois ans) (Lhuillier, 2002). Ainsi se définit légalement le rôle de l’assistante maternelle. Mais qu’en est-il sur d’autres plans ? Qu’en est-il au quotidien, dans l’organisation de la famille, sur le plan psychique ou symbolique ?
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Accueillir chez soi un enfant qui n’est pas le sien et dont le statut demeure souvent flou est loin d’être une expérience banale. Aussi, le fait d’avoir comme métier celui d’être une « assistante de la mère » ou une « mère professionnelle » soulève de nombreuses questions touchant aux motivations de ces femmes et aux relations qu’elles entretiennent avec les enfants accueillis et leurs parents d’origine (Gauget, 2001). Comme l’observe Neyrand (2005), le statut actuel ambigu de l’assistante maternelle semble être un effet pervers de l’application du rapport Dupont-Fauville de 1972, Pour la réforme de l’aide sociale : « On passe ainsi globalement de la dépréciation de la famille d’origine et de la survalorisation de la famille d’accueil à la requalification de la famille d’origine et à la professionnalisation de l’assistante maternelle, tout en maintenant l’exclusivité de la bifiliation, c’est-à-dire en continuant à n’autoriser la référence qu’à deux parents (…) la législation la désigne comme auxiliaire de la “ véritable ” mère, biologique et sociale. Elle reconnaît ainsi l’importance de la problématique psychique de l’origine, tout en plaçant la professionnelle ainsi définie au centre d’une injonction contradictoire : aimer l’enfant comme une mère en se pensant comme une professionnelle. »
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Enfin, le placement suppose également que non seulement l’assistante maternelle soit concernée, mais aussi l’ensemble de sa famille (père et fratrie), dont le statut est presque toujours dénié (Neyrand, 2005). Dans la présente réflexion, toutefois, nous nous intéresserons plutôt à la famille d’accueil qu’à l’assistante maternelle ou aux membres de sa famille, dans la mesure où nous envisageons les relations de l’enfant avec ses deux « familles » : famille biologique et famille d’accueil.

Liens de Famille, Liens de Filiation

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Définir la famille est aujourd’hui une tâche peu commode. En effet, la notion de famille est devenue amplement plus complexe ces dernières années au vu des transformations importantes dans la structure familiale et des rôles parentaux, de l’augmentation des parentalités dites « atypiques » (familles monoparentales, élargies ou recomposées ; homoparentalité) et des multiples points de vue à partir desquels on peut l’appréhender.
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Ainsi, selon Décoret (1998), dans une perspective biologique et génétique, une famille est constituée par un homme et une femme conjoints et leur descendance. La famille est parfois aussi définie simplement comme un ensemble d’adultes et d’enfants vivant sous un même toit. Sur le plan affectif, une famille peut comprendre un couple d’adultes et des enfants qu’ils aiment et élèvent. Du point de vue économique, une famille constitue une unité de production et de consommation. Enfin, juridiquement, la famille regroupe des parents et des enfants autour d’obligations et des droits. Ces différents critères ne peuvent s’appliquer à tous les types de famille, et sans doute moins dans le cas des familles d’enfants placés. L’enfant ne vit plus sous le même toit que ses parents, ceux-ci ne l’élèvent plus au quotidien, et c’est un tribunal qui instaure de nouveaux droits et obligations entre parents et enfants. Parfois seul l’aspect affectif subsiste. Nous ne pouvons pas cependant affirmer qu’il ne s’agit plus de la famille de l’enfant ou que la famille d’accueil devient automatiquement sa famille.
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Il est intéressant de remarquer que ces dimensions correspondent de près à celles qui définissent la filiation. En effet, bien plus qu’établir un rapport de descendance, la filiation est à la base même de la formation de la famille. Soulé (1994) définit trois axes de filiation : biologique, narcissique et juridique. Le premier axe désigne le lien entre l’enfant et ceux qui l’ont engendré et lui ont transmis leur patrimoine génétique. La filiation narcissique ou « affective » serait celle qui naît du désir des parents d’établir des échanges affectifs avec leurs enfants qu’ils investissent comme tels dans les relations et soins au quotidien. Enfin, la filiation serait juridique ou instituée au regard du cadre législatif qui pose les liens de parenté, établit la transmission du nom et confère l’autorité parentale avec ses droits et ses devoirs.
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L’élaboration de la filiation de l’enfant placé n’est pas aisée. Elle est souvent incertaine, fragile, voire incohérente. Il existe une dissociation entre les parents biologiques, juridiques et affectifs (Théry, 1998). Pour l’enfant placé, seule la filiation biologique semble être incontestable, les parents biologiques sont bien ceux qui l’ont mis au monde. La filiation juridique, par contre, n’est pas clairement définie chez les enfants placés car, d’une part, les parents biologiques gardent l’autorité parentale mais de l’autre, la loi juge qu’ils ne sont pas de bons parents et confie leur enfant à d’autres parents. Il en résulte que le statut parental des parents biologiques fait « à la fois l’objet d’une reconnaissance officielle et d’une dénégation » (Biarnès, Boucher et Mesnier, 1999, p. 82). Pour ce qui concerne la filiation narcissique, devant l’incapacité des parents, le quotidien éducatif et relationnel sera donné par la famille suppléante, mais les parents biologiques peuvent conserver le versant affectif de cette filiation. En effet, les possibilités d’investissement affectif mutuel par l’enfant, les parents biologiques et la famille d’accueil dépendent largement des particularités entourant le placement : son motif, sa durée, l’âge de l’enfant, la fréquence des visites des parents, et surtout la qualité des échanges relationnels et affectifs établis avec la famille d’accueil et de ceux maintenus ou non avec les parents biologiques. Ainsi, contrairement aux axes biologiques et juridiques, le lien de filiation narcissique dépend aussi des mouvements affectifs de l’enfant (Berger, 1997). Il peut désinvestir ses parents s’il estime qu’ils ne l’aiment pas assez ou qu’ils l’ont trop fait souffrir et s’attacher à la personne qui prend soin de lui, ou il peut considérer l’aide éducative de la mère suppléante sans qu’il ne se crée un lien affectif très fort avec elle.

Au-delà de la filiation : l’affiliation

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A la suite de ces idées, de nombreux auteurs soulignent de plus en plus les aspects symboliques comme fondateurs de la famille et de la filiation. Décoret (1998) propose qu’une famille est formée de personnes qui se considèrent comme faisant partie de la même famille. Dans le même ordre d’idées, pour Luneau et Rambaud (1997) la famille est un réseau, un tissu relationnel où l’appartenance résulte d’un acte symbolique liant les enfants et les parents entre eux. Cette appartenance imposerait une solidarité au sein du groupe familial au profit d’une identité groupale (Rousseaux et Ballas, 2000).
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Faire partie d’une famille ne dépendrait donc plus d’une réalité biologique ou quotidienne, mais plutôt d’une réalité symbolique du sujet que nous appellerons le sentiment d’appartenance, ce qui n’exclut pas le sentiment d’appartenir à la fois à plusieurs familles. En effet, comment se situer entre deux familles ? Cette question est omniprésente et paraît insoluble dans le placement familial : l’enfant « appartient » à des parents qui ne peuvent pas s’occuper de lui mais qui ne l’abandonnent pas non plus. En même temps, l’enfant ne peut pas appartenir à la famille d’accueil (David, 1989). L’enfant placé se trouve aux carrefours de ces notions, entre ses parents biologiques, sa famille d’accueil et le statut que la loi lui attribue. C’est là qu’intervient l’affiliation, le fait de se reconnaître comme appartenant à une lignée, à une famille. L’affiliation est aussi le processus par lequel l’enfant reconnaît ses parents en tant que tels. De Caevel, Kerihuel et Balannec (1997) observent que « le sentiment d’appartenance se place à la jonction entre le réel des chromosomes et symbolique du nom » (p. 94). Dans ce processus, l’enfant n’est plus passif, héritier d’une filiation, mais actif, jouant sur le plan psychique une opération imaginaire et affective nécessaire à son équilibre. Nous pouvons remarquer que cette opération, impliquant donc un mouvement affectif, se rapproche de celle réalisée par l’enfant lorsque l’on considère l’axe narcissique de la filiation.
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Peille (1997) souligne que l’appartenance s’établit à partir de la mutualité des rapports entre les membres de la famille et de la conscience que l’enfant acquiert progressivement que « les » parents sont « ses » parents. Ainsi, « le sentiment d’appartenance germine mieux dans l’histoire quotidienne que dans l’hérédité biologique » (Cyrulnik, cité par Ben Soussan, 2001, p. 35). Villerbu (1997) remarque que la famille d’accueil pourrait être un lieu où l’enfant pourrait se poser et penser ses origines. Contrairement à l’enfant vivant dans sa famille d’origine, l’enfant placé est confronté à la fois à ses parents biologiques reconnus défaillants et à des « parents » de substitution « experts ». Toutefois, si l’enfant placé est confronté à un choix affiliatif, les décisions de justice altèrent sa liberté de choix. En effet, des auteurs observent que « ce statut ne laisse pas de place à l’enfant (…) sa vie ne lui appartient pas (…) elle appartient à des décideurs qui jugent de ce qui est bien pour lui » (Aussenberg, 1996, p. 18), ou encore que « de tous les opprimés doués de parole, les enfants sont les plus muets » (Rochefort, cité par Lani, 1984, p. 22).
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Différents scénarii illustrent la difficulté de l’enfant à se situer dans cette situation. Certains enfants placés peuvent idéaliser leurs parents absents comme l’on peut idéaliser un mort. Ces enfants estiment que leurs parents ne sont nullement responsables de ce qui leur arrive et toute parole des parents aura bien plus d’impact que celle de n’importe qui (Berger, 1997). L’idéalisation de leurs parents rendue possible par le déni de leurs défaillances fait que ces enfants souffrent beaucoup de la séparation. A son tour, le fait que cette séparation ne soit pas définitive ni irréversible confine l’enfant à une situation incertaine, un véritable flou familial et affectif. L’illusion tenace de retrouvailles rend difficile le désinvestissement des parents biologiques et entraîne presque une interdiction d’entrer dans une autre relation (Peille, 1997). « Aimer l’un c’est comme tuer l’autre » (Berger, 1997, p. 14), l’enfant se retrouve en proie à une ambivalence et à une culpabilité déchirante (Lani, 1984). Lorsque la situation précédant le placement, la fréquence et la tenue des visites ne reflètent aucun intérêt des parents pour l’enfant, il est concevable que l’enfant veuille se dégager de ces imagos parentales défaillantes. Certains auteurs admettent alors que l’enfant doit pouvoir accepter le fait que ces parents l’ont rejeté et « l’acceptation de cette réalité lui permettrait de les rejeter à son tour et de se libérer pour pouvoir accepter d’autres parents plus aimants » (Rentuik, cité par Lani, 1984, p. 193). Toutefois, cette optique est très peu considérée car il régnerait actuellement ce que Berger (1997) nomme «l’idéologie du biologique », une autre conséquence du rapport Dupont-Fauville déjà évoqué. Cette idéologie défend que le maintien du lien physique réel entre l’enfant et ses parents serait une valeur sûre et intouchable, presque « sacrée ». Les intervenants sociaux et judiciaires prendraient en compte davantage la douleur des parents et l’idée de l’importance du lien enfant-parents biologiques plutôt que l’intérêt de l’enfant (Bass et Pellé, 2002). Or, rappelons qu’il n’y a pas de lien en soi, puisque « ce sont les expériences mutuelles quotidiennes, les échanges, les conflits et les ambivalences qui feront le creuset de ce sentiment d’appartenance et non la filiation biologique » (Peille, 1997, p. 16).
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Ainsi, Pellé (2002) remarque que « l’enfant placé restera celui de l’entre-deux » (p. 67). Il n’est pas alors surprenant d’observer que cette situation est en miroir avec la double contrainte imposée à la famille d’accueil. La loi lui demande d’accueillir un enfant au quotidien, de s’occuper de lui, de lui prodiguer de l’affection pour qu’il puisse se sentir à l’aise et développer son affectivité mais lui ordonne de « ne pas trop s’y attacher ». Comment ne pas penser ici à une injonction paradoxale, une double contrainte, qui incite les protagonistes à faire tout et son contraire ? (Cébula, et al., 2000). Pourtant, le besoin d’affiliation, de se sentir attaché et d’y appartenir, serait un des piliers sur lesquels se construit le psychisme de l’enfant et se fonde son identité. Cyrulnik (1989) observe que l’absence d’affiliation aurait des conséquences très néfastes pour la construction identitaire de l’enfant puisque « l’enfant de personne c’est presque personne » (p. 272). Pour Cyrulnik, l’identification serait rétrospective, « on sait qui l’on est en regardant d’où l’on vient » (p. 275). De plus, le sentiment d’appartenance procurerait un apaisement, un sentiment de sécurité : « Je sais d’où je suis, de qui je suis » (p. 278). Enfin, le besoin d’affiliation serait d’autant plus fort chez l’enfant sans famille : « Rien ne renforce plus le désir de famille que le manque de famille, le désir de lien que l’absence de lien » (p. 300). A ce sujet, Biarnès, Boucher et Mesnier (1999, p. 16) évoquent la notion de génogramme imaginaire, opération mentale de reconstruction de l’appartenance familiale : « la filiation pour un enfant, ce n’est pas savoir qui est son père, qui est sa mère, ses grands-parents, etc., mais c’est surtout avoir les moyens de reconstruire, même fantasmatiquement, le lien qui le situe dans son passé familial ».
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Abraham Maslow, en 1956 (cité par Savourey-Alezra, 2002), a tenté de déterminer quels étaient les besoins essentiels à l’être humain, par ordre d’importance et d’apparition dans la vie, pour les faire figurer dans une pyramide. Les besoins physiologiques en constituent la base. Ils doivent obligatoirement être satisfaits pour permettre la survie de l’individu. En deuxième position figure le besoin de sécurité, c’est-à-dire de se sentir à l’abri des dangers, des menaces et des privations, tant morales que matérielles. Notons au passage que ce besoin n’est plus assuré dans les cas de maltraitance, où l’enfant ne peut pas compter sur un cadre protecteur. Ensuite viennent précisément les besoins sociaux d’appartenance, dont le lieu privilégié serait la famille. Le sentiment d’appartenir à sa famille devrait permettre à l’enfant d’explorer d’autres environnements et de s’y intégrer. D’autres lieux étaient également envisageables pour développer ce sentiment, et il citait l’école et le groupe de pairs. Dès lors, pourquoi ne pas envisager la famille d’accueil comme un autre lieu privilégié pour construire ce sentiment d’appartenance à un groupe ? La famille d’accueil deviendrait un espace affectivement chargé dans lequel l’enfant pourrait se développer en satisfaisant ses besoins fondamentaux, notamment celui d’appartenance.
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Chapon-Crouzet (2005a), partant de la notion de « suppléance familiale » (Durning, 1985), montre que celle-ci peut se faire à des degrés variés et en fonction de la situation de chaque enfant : elle serait substitutive lorsqu’elle caractérise une substitution de la famille d’origine par la famille d’accueil lors d’un placement de longue durée ; partagée si elle se présente comme une double affiliation, qui se construit en fonction du présent en tenant compte du passé ; investie lorsqu’elle s’oriente vers un soutien à la parentalité d’origine et une intervention ponctuelle de la famille d’accueil ; et enfin incertaine dans une situation de placement en attente et d’un enfant isolé affectivement. Dans cette diversité, l’auteur plaide pour la pluralité possible des investissements affectifs entre la famille d’accueil et l’enfant placé.

Affiliation et attachement

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Ces remarques évoquent également la question du lien affectif. En effet, pour comprendre ce qui se joue lors des séparations, il convient de s’intéresser au lien qui attache l’enfant à la figure maternelle, tel qu’il a été étudié par Bowlby (1978). Soulignons d’emblée que, pour cet auteur, la « figure maternelle » n’est pas nécessairement la mère biologique mais la personne qui donne les soins maternels à l’enfant et à laquelle il s’attache. Cette personne serait donc plutôt une « figure d’attachement ». Par ailleurs, la théorie de l’attachement montre bien que le lien à l’autre est un besoin primaire, indépendant de la satisfaction d’un besoin physiologique et ne résultant pas d’un apprentissage ni d’un étayage (Zazzo, 1991). Ainsi, le besoin de s’attacher serait tout aussi primaire et fondamental que celui d’assouvir sa faim.
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Bowlby (1978) a montré que l’attachement se développe dès la naissance, mais la personne à laquelle le bébé s’attacherait ne serait donc pas obligatoirement la mère biologique. L’attachement à une personne donnée serait plutôt déterminé par les interactions entre adulte et enfant (Décoret, 1998). Les expériences quotidiennes, les échanges, les interactions répétées et même les conflits seraient déterminants pour faire naître l’attachement tout comme l’affiliation, bien plus que la filiation biologique. Cette relation dans la continuité permettrait à l’appartenance réciproque et à l’attachement de se construire. L’adoption en serait le meilleur exemple : ce n’est pas la filiation biologique qui prime, mais bien la filiation narcissique qui engendre à la fois l’attachement et le sentiment d’appartenance à une famille (Peille, 1997).
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Bowlby (1978) décrit le processus de formation du lien d’attachement en l’échelonnant autour des premières années de vie de l’enfant. Dès quatre mois, l’enfant répond différemment à sa mère par rapport aux autres membres de la famille. A partir de 18 semaines, l’enfant dirige préférentiellement son regard vers les yeux de sa mère et s’oriente vers elle lorsqu’il est tenu par quelqu’un d’autre. Vers huit mois, l’enfant va s’enfuir vers sa mère plutôt que vers toute autre personne en cas de stimulus alarmant. Bien d’autres comportements qui témoignent du lien progressif de l’enfant à sa figure d’attachement sont repérables et décrits par Bowlby.
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Si l’attachement se construit principalement au cours de la première année de vie, il se développe et se complexifie pendant la seconde et la troisième années de l’enfant, notamment grâce à « l’accroissement de l’éventail perceptuel de l’enfant et de sa capacité à comprendre les événements du monde qui l’entoure » (Bowlby, 1978, p. 279). Un changement se produit à la fin de la troisième année, les enfants acceptant bien mieux l’absence temporaire de leur mère. Ce changement pourrait donner à penser qu’à cet âge, un certain seuil de maturation est atteint.
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Bowlby a également observé que certains enfants mettaient plus de temps à s’attacher que d’autres. Par exemple, le comportement d’attachement dirigé différentiellement, qui apparaît généralement autour de 9 mois, pourrait se manifester chez certains durant la seconde année. Les enfants ayant reçu peu de stimulation sociale provenant de la personne qui les garde seraient les plus touchés par ce retard à s’attacher. Les mères de ces enfants leur pourvoiraient des soins en moins grande quantité, surtout au niveau des interactions sociales. Ces interactions seraient plus importantes pour le développement de l’attachement que les simples soins de routine.
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Ces références à Bowlby nous amènent à notre choix des trois premières années de l’enfant comme limite d’âge fixée dans ce travail. Si cette période semble capitale pour le développement de l’attachement, le serait-elle également pour le sentiment d’affiliation ? Qu’en serait-il pour les enfants dont les interactions précoces ont pu être perturbées comme dans le cas d’enfants placés ?
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Ainsi, dans cet article, nous explorons la notion selon laquelle le sentiment d’affiliation ou d’appartenance familiale serait un élément fondateur du sentiment de sécurité et de l’identité de l’enfant qui évoluerait en parallèle avec les relations d’attachement. Partant du principe que les trois premières années de l’enfant sont constitutives de ces relations d’objet privilégiées tout comme du sentiment d’affiliation, un enfant placé en famille d’accueil précocement, avant l’âge de trois ans, aurait tendance à s’affilier à sa famille d’accueil plutôt qu’à sa famille biologique. A l’inverse, un enfant placé après la petite enfance aurait plutôt tendance à s’affilier à sa famille d’origine.

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