jeudi 26 janvier 2017

la part éducative dans le travail de l'Ass Fam

La part éducative dans le travail de l’assistant-e familial-e

 L’histoire des nourrices en France, comme forme sociale et solidaire de soins et d’éducation apportés aux enfants « qui ne sont pas les siens », a évolué en fonction d’enjeux contradictoires, sociaux, politiques et économiques. Les reconnaissances de ce métier suivent l’évolution de la place de l’enfant dans nos sociétés occidentales, mais elles dépendent également de la place attribuée à la femme, à l’économie domestique et à l’éducation familiale au cours des siècles. Il convient de replacer brièvement l’historique du métier d’assistant familial qui, encore aujourd’hui, influence les représentations de ce métier.
« Garder » les enfants des autres :  une « occupation » en quête  de reconnaissance pendant des siècles. Jusqu’à la fin du 18ème siècle, les enfants élevés par leur mère sont une exception pour l’ensemble des classes sociales. La « fonction d’élevage » des premières années est liée au corps de la femme, (nourrir l’enfant au sein est réservée aux domestiques ou à un sous-prolétariat). Malgré le souci porté aux indigents, malades et enfants abandonnés par certaines œuvres et hôpitaux généraux2 en réponse à la très forte mortalité infantile et aux craintes du vagabondage, l’enfant reste généralement une gène, en particulier dans les villes. La place de celles qui les élèvent est donc peu valorisée.
Au 19ème siècle, d’un point de vue économique, la division à l’œuvre depuis le 17ème siècle entre, un travail productif valorisé et un travail domestique renvoyé dans la sphère du privé, se renforce. Le jeune enfant devient un être humain dont il faut envisager l’avenir (sa mise au travail), les questions sociales deviennent alors des enjeux centraux. Les femmes sont ainsi renvoyées dans la sphère domestique et, l’éducation des enfants, ce travail naturellement
féminin qui n’a aucune valeur économique, les laisse dans la dépendance du mari. « Le système donne aux femmes des responsabilités domestiques lourdes en même temps qu’il permet d’affirmer que ces femmes ne travaillent pas » (S. Agacinski, 1998). La nourrice est celle dont on peut attendre le meilleur comme le pire et chaque parent oscille entre la plus totale confiance et la plus grande méfiance. Cette femme, qui garde les enfants pour de l’argent, est suspecte . Au regard des conditions sordides des placements, la vindicte se porte sur les nourrices plus que sur les parents qui souvent « oublient » de les payer. La majorité d’entre elles sont issues du milieu rural, très pauvres et n’ont pas d’autres possibilités d’emploi.  C’est sous l’influence du pouvoir médical qu’une politique plus interventionniste se met en place à partir des années 19203. Il convient de veiller à la bonne santé physique des enfants placés. Mais il faudra attendre les ordonnances de 1945 pour voir une véritable organisation des services de protection de l’enfance, puis le décret de 1956 qui mettra en
2  Exemple : Œuvres de Vincent de Paul 3  Exemple : Œuvre du docteur Grancher
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place les conditions de collaboration entre famille d’accueil et les services ASE4. En 1962, un nouveau décret annonce les conditions d’un agrément (ne faisant pas de différence entre les nourrices « de jour » et les nourrices « temps plein »). La fonction de salarié, avec les droits sociaux qui lui sont associés, est reconnue progressivement dans les années 1977, 1979, 1980 et 1992 (plus tardivement par rapport aux autres métiers de la petite enfance).
Après l’influence hygiéniste qui avait le souci des enfants placés jusqu’au milieu du XXème siècle, ce sont les pédo-psychiatres qui prennent le relais et qui, grâce à leur approche clinique des enfants placés traumatisés par la dernière guerre5, vont faire reconnaître la nécessité des soins psychiques à leur apporter. Une nécessité de formation pour celles qu’on appelle alors « assistantes maternelles » fait suite à ce constat.
Si dans les premiers temps la formation est basée sur le volontarisme, celle-ci devient obligatoire en 1992. Cela constitue un tournant essentiel dans le processus de professionnalisation, ce dernier sera clairement réaffirmé dans la loi de juin 2005, apportant un cadre plus strict à la formation, proposant un diplôme d’état, intégrant les assistantes familiales au sein des équipes de travailleurs sociaux.
Aujourd’hui un récent rapport d’état6 fait état de plus de 80 000 enfants placés en famille d’accueil au niveau national. Or, la plupart des départements
voient arriver les départs en retraite de ces familles d’accueil alors que les besoins restent importants, des campagnes de recrutement sont engagés par certains. Il est un fait que pour des raisons tant économiques que sociales et politiques, ce mode d’accueil reste privilégié dans toute la communauté européenne, (même si le processus de professionnalisation enclenché en France ne semble pas partagé dans les autres pays européens). En France, les recrutements récents montrent un changement de profil des candidatures, de plus en plus d’hommes se sentent concernés par ce métier d’accueil, même si les femmes restent largement majoritaires, le niveau scolaire et professionnel des postulants-es augmente. Le métier n’est plus un « petit boulot », une voie d’insertion dans le monde salarié, mais un véritable choix parmi d’autres qui s’opère souvent vers la quarantaine. S’il s’envisage toujours dans un souci de qualité de vie familiale, la dimension « d’un service social » élaboré au sein d’une équipe pluri-professionnelle est de plus en plus présente et la nécessité d’être formé à ce métier n’est plus remise en cause. 
Le référentiel de compétences, élaboré dans la loi de Juin 2005, cadre les modes de certification du diplôme et organise la formation en trois domaines de compétences7. De l’avis général des professionnels du secteur, cette loi est une réelle reconnaissance et j’ai tenté dans mon travail de recherche, de savoir si elle répondait aux attentes des assistantes familiales, et si non, pourquoi ?
4  ASE : Aide Sociale à l’Enfance 5  Nous pensons plus particulièrement aux docteurs Myriam David, P. Soulé, Lebovichi... 6  Rapport de novembre 2011 de Mme M. Derain nommée «Défenseuse des enfants» 7  DC1 : l’accueil de l’enfant, DC2 : la socialisation de l’enfant, DC3 : la communication professionnelle
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2005 : Une formation, un diplôme d’état, une place au sein des équipes Une reconnaissance professionnelle réelle mais partielle
La loi de 2005 offre d’abord aux assistants-es familiaux-les la possibilité d’obtenir une légitimité sociale, en dehors de cadres de références spécifiques et limités, comme leur propre famille ou leur employeur, et il peut apparaître regrettable que cette légitimité ne soit qu’optionnelle8. Le travail de théorisation, préalable à la mise en place de la loi, a permis l’élaboration d’un référentiel qui fait de cet emploi « l’un des rares métiers spécialisés de la protection de l’enfance » (A. Oui, 2010). Le dénuement et la solitude dans lesquels ont été laissées les femmes qui accueillaient les enfants placés n’existent plus. Les approches de la médecine et de la psychanalyse ont pu justifier l’importance de suivis professionnels réguliers et complémentaires où les assistants-es familiaux-les sont des acteurs centraux qu’il est nécessaire de former9. Notons néanmoins que c’est par un corpus juridique que s’est amélioré la profession, et si la reconnaissance se développe dans la forme du droit, un chemin reste à faire pour que la place sociale qui leur est ainsi attribuée soit effective auprès des familles, des équipes10 et de la société en général. Si on regarde de plus près cette théorisation, il apparaît de « compétence » renvoie essentiellement au domaine managérial, comme des actions reposant sur un programme institutionnel que les individus doivent savoir effectuer correctement. Les termes « moyens », « outils », « ressources », « besoins » et « savoirs » utilisés dans ce référentiel renforcent cet aspect managérial et individualiste des compétences, alors que celles-ci nous apparaissent plutôt dans
une approche de type cognitiviste, comme des savoirs d’usages qui s’élaborent dans un processus permanent et dans des rapports à un environnement toujours spécifique. En poursuivant un peu cette analyse, à partir d’un classement des verbes utilisés par exemple, on peut observer que les capacités les plus attendues sont : l’observation, l’adaptation et la coopération. Ces actions sont en premier lieu la réponse aux attentes des équipes qui les accompagnent, d’autres compétences citées comme, « savoir repérer » ou « savoir répondre » sont envisagées « en sachant avoir recours à l’équipe pluridisciplinaire ». On ne relève pas moins de six rappels à l’équipe et aux règles de l’institution. Ce qui apparaît surprenant dans cette formalisation, c’est l’absence d’autres capacités qui font à l’évidence partie du socle des pré-requis nécessaires pour assurer ce métier : citons pour exemple les capacités organisationnelles (dans l’espace, la temporalité, le relationnel familial), les capacités réactives et créatives, les capacités réflexives, et surtout les capacités dites du care relevant globalement du souci d’autrui ( avec cette dimension dite « de l’amour » que revendiquent les assistantes familiales). Certes, comme le dit S. Euillet (2010) ce référentiel porte sur les compétences spécifiques attendues, mais il laisse dans l’ombre d’autres compétences dont on estime qu’elles sont déjà élaborées dans le cadre familial. La question se pose alors de savoir si ces compétences sont envisagées comme encore naturellement féminines ou comme naturellement présentes dans ces familles d’accueil ? Est-ce à dire qu’elles n’ont pas à être exprimées, rendues visibles et valorisées ? Ou, ne pouvant être acquises dans ce cadre institutionnel, ces compétences de base n’ont pas à être reconnues par un référentiel d’État ?
8   Les assistants-es familiaux-les ne sont pas dans l’obligation de passer le DEAF à la fin de la formation. 9   La formation des «nourrices» a longtemps été sujet à débats. 10  Voir à ce propos le DSTS-Master de S. Le labourier «les assistants familiaux entre droits salariaux et intérêts de l’enfant,      des travailleurs sociaux en quête de reconnaissance», 2009. 
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Ces interrogations se trouvent confortées par le fait que les 300 heures de formation obligatoires n’atteignent pas les temps de formation des autres métiers de la petite enfance11, confirmant l’idée que ces salariés arrivent bien avec un certain nombre d’acquis. Quoi qu’il en soit, la reconnaissance des compétences attendues en demeure partielle.
Un autre domaine important est resté dans l’invisibilité sociale, c’est le rôle joué par les autres membres de la famille d’accueil : en effet, comme le souligne A. Oui (2010), qui a participé à l’élaboration de cette loi, « les membres de la famille d’accueil sont les grands oubliés », les assistants-es familiauxles interrogées voient dans cet « oubli » un véritable déni de reconnaissance de l’implication familiale (conjoint(e). enfants, parents, amis... ).
Enfin un troisième domaine est apparu, au cours des évaluations des formations et de nos entretiens, ce sont les pratiques d’apprentissage spécifiques de ces professionnelles. Élaborés à partir du référentiel de compétences, les programmes de formation ont augmenté leurs apports théoriques. Bien que leur pertinence par rapport à la profession ne soit pas à remettre en cause, il est apparu que les assistantes familiales diplômées disent avoir essentiellement appris au cours de la formation grâce aux échanges entre pairs. C’est à partir de situations concrètes ou d’expériences vécues qu’elles questionnent leurs pratiques et s’approprient les apports des formateurs. Elles semblent en effet avoir acquis et investi les compétences « de base » du métier à travers des expériences personnelles successives (autoformation). Il apparaît qu’elles savent non seulement tirer les leçons de ces vécus, mais les adapter dans d’autres contextes sans passer
forcément par leur conceptualisation. Apprendre assises devant une table ou être évaluées à partir de questions théoriques, est étranger à leurs pratiques. Certaines expriment le regret de ne pouvoir évoquer les chemins personnels parcourus, le quotidien, les difficultés des membres de leur famille... Parallèlement elles reconnaissent qu’elles n’ont « pas les mots pour dire », que leur expression n’est ni celle des travailleurs sociaux, ni celle des psychologues, mais, qu’il est important pour elles comme pour les enfants, de rester dans le domaine du « familier »12. Le processus de professionnalisation, pour se poursuivre, ne doit-il pas prendre en compte l’importance du rôle du groupe-famille, de ces compétences laissées dans l’invisibilité, les pratiques d’apprentissage expérientiel, parce que c’est ainsi que ces professionnelles travaillent (c’est à dire qu’elles apprennent et transmettent) ?  Reste à approcher de plus près ces pratiques ; je n’en représenterai qu’une approche succincte, mais cela montre tout l’intérêt de ce quotidien pour la socialisation de l’enfant.    
Les pratiques éducatives des familles d’accueil, ou comment appréhender les bases d’une socialisation
Mon étude part de l’expression de 20 assistantes familiales, (ce qui confirme s’il en était besoin que beaucoup d’autres positionnements sont possibles). Ces entretiens montrent encore, malgré un certain sentiment de satisfaction, des vécus de dénis de reconnaissance que je vais exprimer comme : • l’absence de prise en compte des compétences acquises par leur parcours biographique et leurs expériences professionnelles.
11  Pour exemple : les éducateurs de jeunes enfants bénéficient de 1500 heures de formation théorique dont 15 mois de stage,
     les auxiliaires de puériculture, suivent un an de formation à temps plein et le CAP petite enfance, deux ans à temps plein,      dont 12 semaines de stage. 12  C’est à dire le vocabulaire utilisé dans les familles.
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• l’absence de prise en compte de l’implication des autres membres de la famille d’accueil • la difficulté à prendre en compte et à exprimer leur investissement affectif, tout comme les efforts consentis pour adapter leur modèle éducatif. En tant que chercheuse dans le domaine des Sciences de l’éducation, j’ai fait le choix de m’intéresser plus particulièrement à ce modèle éducatif. Présente-til des cohérences indépendamment des situations familiales ? Au delà des soins et des moments difficiles, qui sont aujourd’hui accompagnés par les équipes (et où la place des parents est généralement affirmée), que transmettent ces professionnelles dans l’intimité du quotidien et comment ?
Pour engager cette réflexion, j’ai considéré, comme d’autres chercheurs13 avant moi, que cette profession se déploie principalement sur deux axes : • Le premier, est l’axe thérapeutique, de l’ordre du soin individualisé. Il a comme objectifs d’aider l’enfant à s’épanouir malgré le traumatisme d’une rupture des liens parentaux et de retravailler ces liens. Cet axe a été particulièrement bien développé ces dernières années par des psychologues, des pédopsychiatres et l’ensemble des équipes des placements, il ne constitue pas l’objet de cette recherche. • Le deuxième axe est éducatif et considère la nécessité de transmettre à l’enfant placé, comme à tous les enfants, les bases d’une socialisation. Cet axe, je l’ai nommé éducation familiale contractualisée parce que cette éducation comporte, plus que l’éducation familiale traditionnelle, une part for
malisée (en particulier par le contrat de travail de l’assistante familiale, le contrat de placement et le projet pour l’enfant et les liens avec sa famille). Cette éducation du quotidien est celle de la transmission de règles, de normes, d’un certain modèle éducatif qui doit répondre aux attentes de notre société contemporaine (appréhender le genre, l’espace, le temps, l’autre, l’apprentissage, le beau, le sensible...) et dont nous ne pouvons exclure une certaine dimension politique14. Afin d’approcher ce quotidien et de voir si un modèle éducatif partagé est perceptible, j’ai choisi d’interroger les assistantes familiales sur le déroulement d’un « repas du soir, ordinaire »15. Après avoir analysé les interviews, il est surprenant de voir que l’on peut parler d’une véritable « communauté de pratiques de ces familles d’accueil ». En effet, les règles et les pratiques quotidiennes énoncées lors de ce moment spécifique sont presque similaires. Je ne pourrai ici que les survoler : D’abord le repas se prend en famille de façon « traditionnelle » autour de la table, dans une pièce commune. Ce repas est clairement repéré par les assistantes familiales comme un espace important pour son potentiel éducatif. - Autour de la table, la place de chaque corps qu’on immobilise, permet l’éveil des cinq sens. Cette éducation est faite toute à la fois de contraintes et de recherche de plaisirs par la découverte des nourritures. Cette nourriture joue un rôle médiateur dans la transmission culturelle (entre le respect des habitudes de la famille de l’enfant et l’intégration dans la culture de la famille d’accueil).
13    Quelques réflexions relevées : -  C Sellenet (2006) «actuellement la dimension éducative est minorée» -  S. Bosse-Platière et al (1995) «la réflexion sur la spécificité de l’action éducative auprès des enfants en dehors de leur famille est encore peu développée» - P. Durning (1995) « le livre de la transmission éducative n’est pas encore écrit.... Il faudrait écrire sur la question de l’éducation en famille d’accueil et sur les multiples enjeux éducatifs et sociaux de la transmission des valeurs, des normes , des codes... Le travail des assistantes familiales permet de souligner les points forts et d’amorcer une réflexion porteuse d’enseignements utiles» 14    Ici «politique» est au sens large, ces modèles répondant à une certaine organisation de la société. 15    A. Muxel, (1996) «Manger, c’est toujours plus que manger ! C’est dire qui l’on est, c’est donner, écouter, partager, dominer, mais aussi contraindre, aimer, éduquer».
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- Autour de la table, la place des mots : « Les repas institutionnalisent la conversation familiale, dans des conditions de fixité et d’intimité rapprochée. Ils représentent une opportunité précieuse de réaliser le rêve de famille, unie, chaleureuse et communicante », parallèlement, la conversation menace à tout instant d’ouvrir la boîte de Pandore des insatisfactions secrètes « alors on parle en contrôlant ce qui est dit, pour tenter d’en dire toujours plus, sans en dire jamais trop » ce bavardage permet de construire ensemble un univers commun, (J.-C. Kaufmann, 2005). Cette parole doit être répartie le plus équitablement possible, l’assistante familiale joue ici le rôle de chef d’orchestre, c’est le moment pour chacun de faire le modeste récit de sa journée... Elle régule, incite, observe, encourage, porte son attention sur chacun, tout en restant vigilante à l’ensemble de la scène. Quelque soit le thème de la conversation, le schéma idéal réside dans une confrontation des micro-différences sur fond de consensus, dynamiser la conversation sans provoquer de conflits. Ce socle consensuel se construit avec l’accord de chacun des membres, qui se sent ainsi appartenir au groupe familial, en partageant bien plus que le repas, des codes, des rites et des valeurs. Cette animation du temps du repas, dit encore J.-C. Kaufmann n’est pas de tout repos ! Elle va nécessiter des compétences d’expressions à acquérir par chacun, un dosage et une adaptation de son comportement par rapport aux autres, un engagement personnel dans cette rotation de l’effort d’animation. Dans ces conversations, souvent décousues, chacun du plus jeune au plus âgé, entre en scène à tour de rôle, tente d’être soi avec les autres comme partenaires ou spectateurs. C’est l’ensemble du « groupe-famille » qui voit, entend, avalise ou critique ce qui se dit, partage l’importance ou la légèreté des propos. Se construit et s’affirme alors un nous quotidien fort, qui s’impose à tous. Ce nous participe à la constitution des identités des sujets présents (ce
nous nous reconnaît) tout en renforçant l’identité du groupe (se reconnaître entre « soi » renforce les liens d’appartenance). Dans cet espace/temps le groupe se montre à lui-même, il se reconnaît comme unité et reconnaît chacun de ceux qui le constituent. Si les assistantes familiales veillent autant au « dressage des corps et à l’éveil des sens » qu’à l’apprentissage progressif de la narration de soi (P. Ricœur, 1990), le rituel du repas dépasse le cercle familial, ce temps formatif pour l’individu s’inscrit dans une histoire sociale et culturelle. La table apparaît comme un rituel de socialisation dont on acquiert les pratiques en vivant des situations répétitives et pourtant toujours singulières, favorisant l’intégration de valeurs, de règles, de représentation de soi et d’autrui mais également du monde qui nous entoure.

Il m’est apparu important de nommer les pratiques de transmission décrites par ces assistantes familiales, ce travail mériterait d’être approfondi et ce n’est ici qu’une première approche : • L’imitation : c’est en effet la première étape de la socialisation selon le psychologue américain G. H. Mead (1963). « C’est la prise en charge par l’enfant des rôles joués par les autruis significatifs : en jouant ces rôles, l’enfant accède à des formes symboliques signifiantes et associées qui sont les formes d’un personnage socialement reconnu ». Ce faisant l’enfant intériorise progressivement les règles du jeu, il perçoit que certaines attitudes de l’un répondent aux attitudes d’un autre. Peu à peu, il prend conscience que les jeux sont réglementés et que l’on respecte une organisation autre que soi-même.
• La participation : Cette participation peut-être volontaire ou coutumière, elle peut varier (aider à préparer les repas ou simplement ranger son assiette...) mais elle apparaît comme
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incontournable dans, et pour, la vie de famille, c’est l’une de ses principales caractéristiques. C’est parce que chacun des membres est reconnu à son niveau, par ses capacités et ses responsabilités, qu’il est encouragé à contribuer, et qu’il contribuera, à transformer un vivre ensemble familial. Cette participation ou contribution, se construit dans un accompagnement adapté, dans la majorité des situations présentées c’est l’assistante familiale qui assure cet accompagnement, mais elle peut le déléguer à un membre de la famille. Pour l’enfant accueilli, autant qu’une autorisation à participer afin qu’il apprenne, (position éducative) c’est faire « marcher la maison » qui importe et qui donne sens à l’action. Cette participation de l’enfant à la vie familiale introduit une reconnaissance par le faire, et non par la parole. Cela correspond la part contributive à la fois obligatoire et volontaire dont nul ne peut être exclu sous peine d’une atteinte à l’estime de soi, nous dit le philosophe A. Honneth, (2000). C’est en effet par l’activité que se construit notre rapport au monde, car nous pouvons en rapport à ces actions co-situées, nous impliquer dans un objectif commun et un sens partagé.
• La négociation : Cette participation doit être progressive et adaptée à chaque enfant, pour parvenir à cette fin, « on » s’accommode par la négociation aux raisons de chacun. Les règles familiales, souvent intergénérationnelles, vont alors subir des aménagements en fonction des situations individuelles. C’est chaque membre de la famille qui pousse à cette dérogation aux règles, sans que celles-ci ne soient à terme vraiment remises en cause. C’est à partir de ce que les assistantes familiales entendent et observent d’autrui, qu’elles jugent nécessaire ou non, d’adapter leurs exigences et de bricoler des solutions pour faire passer les contraintes éducatives du quotidien. Mais l’harmonie familiale reste la toile de fond et
elles affichent clairement cette volonté de préserver une vie équilibrée au groupe-famille. L’éducation est alors appréhendée comme l’accompagnement nécessaire pour une coopération au vivre ensemble, elle est un moyen, une reconnaissance pratique, selon laquelle « je » est reconnu pour les actions qu’il porte (G. Le Blanc, 2008).
Cet accompagnement (imitation, participation, expression, négociation) qu’assurent les assistantes familiales, n’a pas de forme pré-définie, il est continuellement re/créé et adapté en fonction des conditions environnementales et des potentiels des personnes en cause. Nous pouvons penser que cet accompagnement est spécifique dans les familles d’accueil par le fait que l’enfant arrive « de l’extérieur » de la filiation et que la méconnaissance de l’enfant est réelle (de son histoire familiale, des rôles parentaux, de ses expériences relationnelles, de ses habitudes quotidiennes comme de ses représentations sociales et culturelles). Ceci pousse la famille d’accueil dans la croyance des potentiels d’auto-réalisation de l’enfant en général. L’acceptation de cette part de méconnaissance et la reconnaissance d’un potentiel « propre à son identité » qui en découle, a souvent, nous diront-elles, transformée les relations avec leurs propres enfants. C’est pourquoi nous avons vu dans cette éducation familiale contractualisée, un positionnement éducatif spécifique à mieux comprendre.
Mais, je voudrais aborder un autre positionnement spécifique de ces familles d’accueil, c’est l’implication affective que sous entend le souci de l’enfant dans son espace personnel. Cette part des affects apparaît comme le véritable déni de reconnaissance pour les vingt assistantes familiales interrogées. Ce souci d’autrui, nous l’avons envisagé non pas comme un don agnostique ou un
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« sacrifice » fait à l’autre, mais comme une réponse au souci de soi. Dans leurs récits de vie ces femmes nous ont décrit spontanément les fidélités et les ruptures de leur héritage familial16, ces apports et ces manques ont entrainé une survalorisation de la structure familiale. Cette dernière est appréhendée comme l’espace de protection et de (re)construction possible pour l’individu en souffrance. L’harmonie qu’elles présentent de leur propre famille en est souvent la preuve17 et elles font le pari de remettre en jeu cet équilibre familial, en y introduisant un enfant « extérieur ». Si elles ont conscience, dans la plupart des situations approchées, que cet enfant « rejoue » une part de leur parcours biographique et de leurs affects, c’est en terme de capacités à « comprendre » et « à soigner » qu’elles l’analysent. Elles expriment ainsi une véritable croyance dans les potentiels de l’enfant à se réaliser à l’intérieur d’un cadre familial. Le choix de ce métier, validé par les membres de la famille, l’agrément des services Protection Maternelle et Infantile et l’embauche au sein d’un Placement Familial légitime ce positionnement. C’est au fur et à mesure que ces espaces tiers de légitimation vont permettre une distanciation et éviter une possible confusion entre le souci de soi (comme être (re)construit) et le souci de l’enfant (comme être en potentialité de se construire), voir accompagner la déconvenue quand la croyance est mise à mal. D’un point de vue éducatif, il apparaît que ces femmes, en diffusant volontairement cette part d’affect dans l’accueil, qu’elles nomment amour et que j’appelle souci d’autrui, transmettent à l’enfant
la dynamique sans laquelle le lien social ne peut se construire : mettant en dette le donataire qui se retrouve dans la possibilité d’avoir à son tour le souci d’autrui pour se réaliser (avoir le souci de soi). C’est la connaissance que ce « travail éducatif reposant sur les affects » est exercé dans le cadre d’un contrat salarié qui relativise la dette de l’enfant et de ses parents, à l’égard de la famille d’accueil. Une dernière question se pose alors à nous : comment prendre en compte ces dimensions laissées dans l’invisible, dans le processus de professionnalisation 18 ?
4 - Poursuivre le processus de professionnalisation ?
Poursuivre ce processus amène à prendre un certain nombre de risques qui ont déjà été évoqués par différents acteurs de ce domaine : faire de l’accueil le domaine des normes, des règles qui limiteraient l’adaptation nécessaire à chaque situation, obligerait à des contrôles, renforcerait les hiérarchisations dans les métiers de la petite enfance, alors que selon les théories de l’attachement, c’est de complémentarité dont il s’agit. Enfin, poursuivre la professionnalisation, c’est le plus souvent objectiver, théoriser des postures et des savoirs pour les rendre « universels », renvoyer dans l’ombre la part du sensible en contrôlant la part d’affectivité, d’implication du sujet, au profit d’une technicité qui se veut plus égalitaire,.  Parallèlement, ne pas prendre en compte les vécus actuels de dénis de reconnaissance, c’est prendre le
16    Ce qui peut être également le cas dans les carrières relevant du médical , du social et de l’éducatif! 17    Pour la majorité des départements, le profil des familles d’accueil correspond encore à la famille dite traditionnelle (les parents mariés, des enfants sans gros problèmes, un logement fixe, un travail stable pour au moins l’un des conjoints) à noter que dans la plupart des cas elles ne parlent pas, ou peu de ces moments difficiles, de leur parcours biographique au moment de l’agrément. 18    Professionnalisation: dynamique identitaire, par laquelle va s’affirmer une singularité. Ce processus est lié à des notions d’autonomie, de responsabilité, d’évaluation, de formation ainsi qu’à l’affirmation d’un statut social. Ce processus de légitimation des professionnels et de leurs savoirs spécifiques définit des frontières entre les champs professionnels et produit des discours éthiques propres à la profession.
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19    S. Le Labourier,  2009.  20    Nous voyons apparaître ces questionnements à propos du téléphone, d’internet, mais aussi de la participation à certaines fêtes familiales ou entre copains... mais s’interroge-t-on sur le verrou de la salle de bain? La place des secrets ?  La façon de dire bonjour ou de s’assoir sur une chaise ? 21    Nous pensons que les positionnements diffèrent tellement dans les petites actions du quotidien que les membres des équipes en parlent rarement entre eux et qu’ils ne les abordent que très superficiellement avec les parents, or c’est à travers elles que passe une part de l’intégration sociale. 22    Je fais ici référence aux trois axes de la parentalité: l’exercice, l’expérience et la pratique.
risque que les assistants familiaux affirment un jour leur identité professionnelle uniquement à travers leurs droits, avec des positionnements qui ne seraient pas en harmonie avec l’intérêt de l’enfant placé19.  Entre ces deux risques, il m’est apparu que je pouvais m’appuyer , pour poursuivre la qualification attendue dans ces placements, sur les capacités éducatives des assistants familiaux en les rendant davantage acteurs. Si nous concevons l’éducation comme « une reconstruction continue de l’expérience dans le but d’approfondir son contenu social et les méthodes impliquées » (J. Dewey, 1916), processus qui se développe tout au long de la vie, la formation est alors conçue comme un accompagnement à cerner l’expérience, à la décrire, à la comparer pour (re) construire une dimension sociale de l’action. Il s’agit ici d’abord de se mettre d’accord sur les modes d’expression qui disent parfois l’indicible (le sensible, l’intuition, les affects, le beau ou le difficile) que ces professionnels déjà partagent, de travailler le sens des pratiques et des compétences sur lesquelles elles reposent. Les familles d’accueil expriment fortement ce besoin de partager, d’avoir une idée de ce que les autres font dans l’intimité, de savoir ce qui est encouragé, ce qui pose problème dans telle ou telle situation du quotidien20. L’éducation est alors vécue comme une construction sociale contextuée qui peut être interrogée entre pairs. Il ne s’agit ici ni de contrôler les pratiques, ni de construire des modèles éducatifs, mais bien de prendre peu à peu conscience de ses propres fonctionnements éducatifs, des dimensions morales et « politiques » qu’ils sous
tendent21, de les questionner ensemble. Des espaces, assez protégés pour permettre et accompagner l’expression de soi, sont déjà en place, comme les associations d’assistants familiaux ou les institutions de formation, certains fonctionnements d’équipe permettent également cette approche. Ces espaces peuvent être appréhendés comme des communautés de pratiques des familles d’accueil. Je vois là, la possibilité de reconnaître les spécificités éducatives qui pourraient relier les familles d’accueil, ce travail de reconnaissance ne peut s’engager sans la participation active des principaux acteurs: ces familles doivent d’abord chacune se reconnaître dans leur propre fonctionnement, puis se reconnaître entre elles, construire un mode d’expression qui n’est ni celui des travailleurs sociaux, ni celui des psychologues, avant de s’engager peut-être un jour dans une nouvelle dimension, se faire reconnaître comme des professionnels acteurs dans la parentalité : ces familles la pratiquent dans le grand silence du quotidien, elles la questionnent dans sa dimension filiale, elles en adaptent les formes en tentant de prendre en compte chaque situation, pendant que les référents ont comme champ spécifique de replacer l’exercice et l’expérience des parents de l’enfant22. Je vois là, les rôles complémentaires des parents, des enfants, des professionnels et des institutions où chacun, heureusement, n’a jamais fini de se construire et de construire sa place.
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Repère bibliographique :
DAVID M. (1989), Le placement familial de la pratique à la théorie, Paris, ESF. DEWEY

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