mercredi 4 janvier 2017

le parcours de l'enfant placé

Le parcours de l’enfant

La séparation

7Que le placement résulte d’une décision judiciaire ou administrative semble finalement avoir peu d’influence sur les manières dont chacun se représente un dispositif qui demeure, avant tout, une institution privant quotidiennement les enfants de leurs parents, les parents de leurs enfants. Ne se dissociant pas de ses parents, l’enfant paraît dans un premier temps assuré que ce sont les services sociaux et la justice qui lui veulent du « mal » à lui et à sa famille. Il ne peut envisager les mesures comme une éventuelle protection, il est méfiant et sa représentation des services se confond quasiment avec celle de ses parents.
  • 8  Cette crainte est justifiée si on considère les changements de mesure au cours de la prise en char (...)
8L’acte de séparation vient confirmer cette première représentation du placement. Quand les enfants s’en souviennent et racontent, cris et pleurs traduisent la crainte et la violence symbolique et physique de l’intervention. Même dans le cas de placements préparés, l’enfant semble particulièrement affecté par les craintes parentales ; il ne s’agit pas d’un camp de vacances mais d’un placement (avec la peur qu’un accueil provisoire ne se transforme en placement définitif8). Il y a dans tout placement une forme de gravité qui ne peut échapper à l’enfant. Il y a dans tout placement des parents qui sont remis en cause ou qui se sentent remis en cause, et cela n’échappe pas non plus à l’enfant. Il y a, dès l’annonce du placement, une évolution dans la manière dont l’enfant va se représenter ses parents, mais également lui-même. Même si une mesure de placement n’évoque rien pour l’enfant, son environnement familial (parents, frères et sœurs) y est sensible. Sa famille, sans forcément en avoir une expérience directe, est influencée voire partage les représentations collectives autour du placement : « Mauvais parents, pauvres enfants ». Comment pourrait-il être exempté de ces craintes et de ces représentations ?
9L’enfant, qui n’avait pas pour autant conscience d’être en danger, devient un enfant protégé. Plus qu’une forme de protection pour eux, les enfants se représentent le placement comme une sanction pour leur parent. Le « sanctionneur » est donc la personne vers qui se retourne la colère et la peur autour de cet évènement, ce n’est autre que la personne physique, celle qui est présente, celle qui a dit. L’enfant est loin de pouvoir envisager le système de protection dans son ensemble, avec son organisation et ses hiérarchies, et le visage du placement est souvent pour lui celui du travailleur social qui, même s’il n’est pas dépositaire de la décision finale, agit à une extrémité du cheminement pour le placement et devient donc un « ennemi » pour les parents et, par ricochet, pour l’enfant.
  • 9  Le référent de l’aide sociale à l’enfance est un travailleur social des services sociaux départeme (...)
10Plus tard, pendant le placement, l’enfant apprend à dissocier les rôles et les statuts dans l’institution et sait en jouer. Soit il essaie de faire du référent ase9 un allié dans ses rapports avec sa famille d’accueil ou son foyer, soit il continue de faire fi de ce représentant institutionnel, considérant que son implication quotidienne compte davantage et que c’est seulement à sa famille d’accueil ou son foyer qu‘il souhaite avoir affaire.
  • 10  Numa Murard, « Biographie : à la recherche de l’intimité », Ethnologie française, Presses universi (...)
11Cette image du travailleur social adversaire/ennemi est d’autant plus présente pour l’enfant que, dans les premiers temps, il est isolé dans sa version des évènements, dans son expérience. « Ce que les individus placés dans la zone de vulnérabilité partagent, ce n’est pas la "communauté de destin" ou la "communauté de sort" dont Colette Pétonnet faisait la caractéristique des habitants des cités de transit (Pétonnet, 1982), ce n’est pas non plus l’exigence de la survie économique et ses conséquences sur la "sociabilité obligatoire" (Laé, Murard, 1985), c’est plutôt la communauté d’un débat et d’un combat contre les autres et avec soi-même10. »
12Le silence autour de la séparation traduit les préoccupations des professionnels qui leur font craindre de provoquer chez l’enfant un traumatisme venant doubler celui de la séparation. Doit-on dire à l’enfant ? Et que lui dire ? Quand quelques éléments transparaissent, l’enfant s’enferme généralement dans l’expérience qu’il a vécue et ne peut ou ne veut entendre ce que d’autres ont à lui dire, ou l’interprétation qu’ils donnent de ce qu’il a vécu. Il y a donc a priori une distorsion entre la manière dont l’enfant pense son histoire et le silence, ou les quelques éléments entendus sur la justification de la mesure, qui renforce l’idée que quelqu’un ment. Dans l’image de ce menteur, il y a le travailleur social qui représente le placement, les parents et/ou l’enfant lui-même qui peuvent remettre directement en question ce qu’il a vécu et ce qu’il a pensé. Il y a un écart entre ce que l’enfant peut accepter de ses parents et ce que la société, au travers du système de protection de l’enfance, peut tolérer de la vie familiale, de l’organisation familiale, des rapports parents/enfant.
13Il y a pour l’enfant, dans les premiers temps de la séparation, une attention particulière accordée aux derniers mots des parents : « Je/on ne vous laissera pas », « C’est pas pour longtemps » :
« Ça a toujours été comme ça, elle a toujours dit : "Je vais vous récupérer, je vais vous récupérer". Ça fait dix ans qu’on est en famille d’accueil alors qu’on devait être placés pour un mois. Elle n’a jamais fait d’effort et, à la longue… Quand on est enfant, on essaie de croire ses parents et, quand on grandit, on se fait une raison. » (Anna, 20 ans / cat. « enfants déplacés ».)
14Le placement est donc pensé comme forcément provisoire, et personne ne lève le voile sur sa temporalité et ses modalités d’évolution parce que celles-ci sont en négociation régulière : un accueil provisoire se poursuit fréquemment par un autre accueil provisoire, une mesure de placement en assistance éducative pour deux ans se renouvelle… Les modalités du contrat à l’arrivée dans le dispositif de placement semblent floues pour tous les acteurs mais principalement pour l’enfant déplacé qui cherche à ses questions des réponses que personne n’est en capacité de lui donner : pourquoi je suis là ? Pour combien de temps ? Des questions trop simples pour qu’elles trouvent des réponses.L’enfant est donc plongé dans un espace-temps sans repère, dans un espace social où il ne peut manifester que de la méfiance.
David a peu de souvenirs de l’avant placement et s’est saisi de ce qu’on a bien voulu lui dire.
« I : Pourquoi tu as été placé ?
D : Je crois que déjà ma mère ne pouvait pas me gérer, déjà en plus, elle était jeune.
I : Elle avait quel âge ?
D : 18 ans. Autrement je ne sais pas.
I : Tu n’as jamais demandé ?
D :Si, sûrement mais on m’a jamais bien répondu vraiment pourquoi. » (David, 13 ans / cat. « enfants placés ».)
15Cette méfiance sera levée au terme d’un processus plus ou moins long. Certains enfants, toujours aux prises avec la première représentation qu’ils ont eue du placement (disqualification parentale, séparation brutale et non explicitée…), n’accordent pas leur confiance au dispositif ; certains la retirent après avoir connu des déplacements ; d’autres, enfin, font confiance au placement mais celle-ci demeure d’autant plus fragile que les liens créés à cette occasion sont fugaces et ne s’inscrivent qu’avec peine dans des repères spatio-temporels.
16Cette étape d’intégration dans le placement correspond à une double dynamique d’abandon qui paraît constitutive de la capacité que pourra ensuite développer l’enfant pour se faire une place ailleurs. Il s’agit à la fois du sentiment d’être abandonné par tous et dans la position d’être à lui-même son seul allié (quand les uns se méfient des autres : les parents des professionnels, les professionnels des parents), et également de l’action d’abandonner, de mettre entre parenthèses sa vie telle qu’elle existait avant (famille, école, commune, mode de vie, réseau social, etc.). Le sentiment d’avoir été abandonné et le fait d’abandonner à son tour sont vécus comme honteux. Et se voir procurer un lieu d’accueil de substitution l’est également. Pourquoi certains parents ne peuvent-ils pas assurer la prise en charge de leurs propres enfants et obligeraient-ils de fait d’autres parents, qui remplissent déjà leur propre rôle, à le remplir doublement : pour leurs enfants et pour ceux des autres ? Il y a deux sentiments dans cette question : tout d’abord la honte de ne pas être bien né, d’avoir des parents jugés inaptes ; ensuite, la gêne de contraindre les enfants de sa famille d’accueil à partager leurs parents.
17Le placement crée une discontinuité dans les modes de vie de l’enfant et de ses activités sociales. L’enfant doit faire un travail de transition. Noémie explique ces « petits riens » qui permettent de s’intégrer :
 I : Quelles ont été les habitudes que tu as dû intégrer quand tu es arrivée ici ?
N : Déjà, on mange pas tous à la même heure, si j’ai la possibilité de faire ma douche le soir, si je peux regarder la télé quand je veux, si je peux aller à l’ordinateur quand je veux, à quelle heure je dois me coucher, si je peux me coucher tard ou pas, si je peux me lever tard ou pas…
I : Tu veux dire que tout se demande ?
N : Je pense que quand on va dans une famille d’accueil, il faut s’adapter à tout ça. » (Noémie, 16 ans /cat. « enfants déplacés ».)
  • 11  Cette mise à distance n’a pas un sens aussi fort pour les « enfants re-placés » puisque leur temps (...)
18Quand l’enfant refuse la prise en charge, le placement, quand il refuse d’abandonner son mode de vie ou d’adopter un nouveau mode de vie, il exprime une forme de résistance à l’institution et/ou une forme de loyauté envers ses parents. D’un côté, en affichant ce refus en début de prise en charge, l’enfant récuse ce qui est attendu de lui par l’institution ; d’un autre côté, la séparation l’a obligé à abandonner son précédent mode de vie et à installer une première distance11 avec ses parents, celle du quotidien. L’enfant protège les rares liens avec l’avant placement mais prend conscience, petit à petit, que la mesure met face-à-face deux mondes étrangers et que, s’il ne fait pas l’effort d’appartenir à l’un d’eux, il risque de devenir étranger aux deux.

La prise en charge

  • 12  Anne Cadoret, Le devenir des enfants placés dans la Nièvre ou le jeu de la reproduction familiale, (...)
19Le déplacement de l’enfant se conjugue au pluriel : dans la dimension géographique, avec un environnement nouveau à appréhender et une mise à distance du lieu de vie familial ; dans la dimension culturelle, avec la mise en regard de nouveaux modes de vie ; dans la dimension quotidienne avec des nouveaux acteurs du quotidien (Anne Cadoret parle d’une communauté d’accueil12)… L’enfant vit souvent ce déplacement comme un évènement déstabilisateur puisqu’il n’est pas entouré de repères connus et peine à expliciter ses conditions.
« Le fait d’être dans sa vraie famille et puis on nous place dans un centre et après, on est récupéré dans une autre famille. Je pense que c’est un peu compliqué quand on est petit. […] On est perdu. » (Joris, 16 ans / cat. « enfants placés ».)
C’est dans l’expérience du quotidien que l’enfant va fabriquer ses repères. Le déplacement est vécu comme insécurisant et le sentiment de sécurité se reconstruit à mesure que l’environnement physique, social et humain devient familier.
  • 13  « […]  Que seul le placement apparaît de nature à fournir aux deux garçons les conditions appropri (...)
  • 14  Keny Arkana , titre « Eh, connard », album Entre ciment et belle étoile, 2006.
20L’expérience du placement existe au moment présent mais le futur reste sans balise. C’est-à-dire que, si le placement protège la vie de l’enfant en l’éloignant de sa vie familiale antérieure, il intervient exclusivement à court terme, dans une protection qui est pensée dans le présent, dans l’immédiat. Cette protection apparaît comme physique et matérielle, c’est une enveloppe qui permet une forme de sécurité13 mais sont oubliés les éléments qui permettent à l’enfant de se développer et de s’épanouir durablement.Keny Arkana, jeune rappeuse de la scène française, s’adressant au responsable d’un établissement spécialisé où elle a été accueillie dans le cadre d’un placement, l’interpelle : « Quand tu parlais de moi, tu ne parlais jamais au futur14. »
21À long terme, l’institution ne garantit plus rien. Seul le jeu des acteurs basé sur des liens construits pendant le placement entre le lieu d’accueil – surtout s’il s’agit d’une famille d’accueil – et l’enfant permet une projection au-delà du présent, au-delà du contrat formel d’accueil. Si les « enfants placés » peuvent profiter de certaines projections futures, celles-ci sont quasi inexistantes dans le cas des « enfants déplacés » où seul le quotidien est partagé même si ce partage est une contrainte ; le futur quant à lui ne l’est pas et se construit en solitaire pour soi.
  • 15  Anne Cadoret, op. cit., 1995, p. 204.
22« Enfant placé » est un statut attribué par la société mais c’est aussi une désignation d’enfant en danger par les institutions publiques, et non pas une catégorie qui existerait objectivement comme telle. L’étiquetagesemble renforcé pour l’enfant quand celui-ci est confronté aux acteurs de son environnement n’appartenant pas à l’institution du placement. Par exemple, l’école apparaît, par l’image qui y est renvoyée à l’enfant, comme un terrain fertile pour les recompositions du moi, « […] rôle cruel de socialisation de l’école qui […] assigne à chacun la place qui lui a été attribuée15 ». Pour certains, cette étiquette ouvre une possibilité de revendiquer sa différence, d’être remarqué, d’impressionner. Dès lors, la cour d’école devient l’antre des contes les plus inventifs sur ce que tout le monde (enfants et parents) imagine des éléments qui ont trait au placement. Cherchant une forme de compassion, de reconnaissance, ou même de vérité, l’enfant placé joue de ce qu’il sait – et surtout de ce qu’il imagine – pour impressionner et/ou exister dans cette image qui lui est renvoyée – et qu’il se représente – de ce qu’il est ou de ce qu’il devrait être. Inversement, refusant l’étiquette, l’enfant peut, devant ses camarades à la sortie de l’école, annoncer ouvertement que sa maman est venue le chercher et crier de manière démonstrative : « Maman ! » à son assistante familiale.
23Dans le cas de l’enfant qui a intégré un autre fonctionnement familial, qui s’est fait une place ailleurs, les contraintes institutionnelles (audience, rendez-vous avec le référent ase…) le renvoient à son statut et sont vécues comme une somme d’humiliations :
« J’ai été placée, j’en ai fait le deuil un an après, voire deux ans et je voulais vivre ma vie comme les autres enfants. […] Il y a toujours un petit truc qui va te rappeler que tu n’es pas comme les autres et c’est chiant » (Anna, 20 ans / cat. « enfants déplacés »).
Le rappel du statut enferme l’enfant dans le placement et limite la manière dont il peut se projeter au-delà.
  • 16  Dans le département du Finistère, près de 3 enfants sur 4 chez les moins de 12 ans sont placés en (...)
24L’implication dans le lieu d’accueil va de pair avec la mise à distance de la famille d’origine. En s’impliquant, l’enfant se désigne d’abord par son inscription dans le lieu d’accueil, laissant au second plan les liens avec la famille d’origine. Dans la manière de se représenter soi-même, il y a l’histoire antérieure, que l’enfant n’oublie pas, et il y a le quotidien qui organise sa vie et ne laisse que peu de place aux liens avec les parents. Le placement en famille d’accueil demande à l’enfant un plus fort engagement que le placement en foyer. Ceci tient sans doute au fait que le foyer est une structure gérée par des professionnels et exclusivement par eux, où tout est formalisé (règles de vie, manières de se comporter…). Dans une famille d’accueil, les règles sont bien plus implicites ; pour les maîtriser, il faut un engagement de l’intérieur, une implication qui va au-delà des règles formelles. Dans un foyer, l’enfant maîtrise le rôle qu’on attend de lui ; dans une famille d’accueil, l’enfant doit apprendre à se conformer aux singularités de la famille, sinon il y est simplement accueilli (et ne fera pas partie de la famille) ; il peut même être invité à se déplacer. L’orientation vers un accueil familial ou collectif est fonction de deux critères principaux : l’âge de l’enfant et sa trajectoire dans le placement. Plus l’enfant est jeune et plus il a une trajectoire antérieure de placement(s) stable, plus il est probable qu’il soit accueilli dans une famille16.
  • 17  De la même manière que les acteurs du placement qui ne tiennent pas compte des sociabilités amical (...)
25Quand, pour des raisons de contraintes institutionnelles indépendantes de sa volonté, un enfant est amené à changer de lieu d’accueil, le deuxième déplacement est vécu comme une désillusion s’il a investi son premier lieu d’accueil.
« Tu as tes copines, en 10 ans, tu t’habitues à tes copines, t’as ton lycée – j’étais en seconde générale à l’époque – t’as tout ça et puis du jour au lendemain, tu ne vois plus personne parce qu’on te fout dans une autre ville. » (Anna, 20 ans / cat. « enfants déplacés », placée pendant 9 ans dans la même famille d’accueil puis déplacée à l’âge de 17 ans.)
Ce déplacement témoigne du peu d’intérêt qui est porté à ce que l’enfant construit dans le placement. À l’instar de ce qui se passe pour la première séparation, ce qui apparaît primordial à l’institution c’est de mettre l’enfant à l’abri, de lui trouver une place quelque part ; rien n’est mis en œuvre pour faire perdurer les liens créés, notamment les liens amicaux17.
26Pour l’enfant, qui n’a pas (encore) trouvé sa place, ce déplacement traduit une espèce de victoire : il signifie que l’institution a pris conscience qu’il fallait opérer un changement, reconnaissant aussi, implicitement ou explicitement, que c’est lui qui a montré la marche à suivre. Ce changement n’est pas davantage investi pour autant par l’enfant, mais il suggère qu’il peut, lui aussi, maîtriser le parcours. Ce déplacement peut être appréhendé par l’institution comme une sanction consécutive à des comportements jugés inappropriés, alors que -pour l’enfant- il est ce à quoi il voulait arriver.
27Les actes que posent les enfants ou les jeunes sont parfois référés à une pathologie mentale ou à la délinquance (pour les plus âgés). Dans certaines situations, la perception d’un lien fort entre ces deux problématiques se traduit par une hospitalisation en psychiatrie quand le jeune a fugué et a été retrouvé sous l’emprise du cannabis. Le recours quasi systématique à un traitement psychologique ou psychiatrique aggrave la perception que le jeune peut avoir de sa propre situation. Certaines réponses apparaissent comme disproportionnées, voire parfois inappropriées aux « problèmes » posés par les actes des jeunes ou des enfants :
Joris a manifesté des troubles du comportement jugés inquiétants quand il est arrivé en famille d’accueil. Rapidement, il a été « étiqueté » par l’école mais aussi par les services sociaux comme relevant d’une pathologie mentale. L’assistante familiale n’y a jamais cru et a refusé de rentrer dans cette pathologisation du comportement de Joris et a tenté de mesurer la qualité des réponses qu’elle pouvait apporter à ces troubles. Joris a été suivi par une psychologue mais n’a pas intégré un établissement spécialisé et a suivi un cursus scolaire « normal ». Il est au moment de l’enquête en troisième générale.
28Quand l’engagement de l’enfant dans sa famille d’accueil est doublé d’un engagement de cette dernière dans la vie de l’enfant, les supports culturels, matériels, sociaux de la famille d’accueil sont mis à la disposition de l’enfant. Alice a pu dire à la référente ase :
« Heureusement que Laurence [assistante familiale] est là, pour trouver un lieu de stage ! » (Propos restitués par la référente ase, Alice, 16 ans / cat. « enfants placés.)
  • 18  Même si la famille d’accueil se défend d’être intervenue pour qu’Astrid trouve un stage et renvoie (...)
29De la même manière, quand Astrid cherchait un lieu de stage ou un petit job pour avoir de l’argent de poche, elle s’est appuyée sur le réseau des connaissances de sa famille d’accueil, notamment sur le voisinage18. Ces supports entrent également en compte dans la persévérance vis-à-vis de la scolarité et dans le type de diplôme que l’enfant va finalement pouvoir obtenir. « Je pense qu’un enfant placé qui veut faire des grandes études a intérêt à être dans une famille où ils sont très solidaires. Je pense que si Anna avait voulu faire de grandes études, je pense que ça valait le coup qu’on se donne de la peine pour l’aider, de la porter plus haut. Il y a des enfants qui méritent parce qu’ils ont des capacités et elle, elle avait des capacités donc moi, je l’aurais poussée à aller plus loin. » (Assistante familiale de Anna, 20 ans / cat. « enfants déplacés ».)
  • 19  L’institution, au vu du type de prise en charge qu’elle propose et de sa temporalité (fin de prise (...)
30Les supports matériels, sociaux et culturels mis à disposition de l’enfant par une famille d’accueil, un foyer, un placement (il va sans dire que ces supports sont différents selon la nature même du lieu de vie et les liens entretenus avec l’institution par l’intermédiaire du référent ase19)deviennent pour l’enfant le socle de comparaison avec la famille d’origine.
« Si elle était restée dans sa famille naturelle, elle ne serait pas au niveau où elle est aujourd’hui. » (Référente ASE, Alice, 16 ans / cat. « enfants placés ».)
31Les représentations que l’enfant a de sa famille d’origine vont donc être modifiées par sa confrontation à des conditions matérielles, des valeurs et des normes sociales différentes. Quand les familles d’origine considèrent généralement que la réussite passe par le fait de trouver un emploi, les services du placement considèrent plutôt que l’insertion est facilitée par un diplôme, une formation, un métier :
« Il n’aime pas l’école. Il voudrait travailler mais il est trop jeune, il a quinze ans. […] Il y a des jeunes qui n’ont plus rien à foutre à l’école. » (Père d’Antoine / cat. « enfants re-placés ».)
Ces représentations ont une forte connotation sociale. L’enfant, par les choix qu’il opère mais aussi au travers de son parcours, dit sans doute quelque chose de la proximité entretenue avec tel ou tel groupe.
32Les modalités des droits de visite et d’hébergement sont une des étapes marquant la distance entre lieu d’accueil et famille d’origine. Au début de sa prise en charge, ils sont pour l’enfant un espoir ; puis ils deviennent un poids dans la mesure où ils actualisent une caricature de ce que les enfants étaient, de ce qu’ils ne sont plus et ne peuvent plus être, mais jamais la réalité de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils deviennent. La distance d’avec les parents est un processus qui se construit dans le temps.
33Joris s’appuie sur les appréhensions des travailleurs sociaux relatives au déroulement des visites chez son père pour exprimer son souhait qu’il n’y en ait plus. Loin de partager pourtant le même avis que les travailleurs sociaux sur son père, il se saisit stratégiquement de cette occasion pour mettre fin à ces rencontres. Ce n’est pas l’alcoolisme de son père qui le gêne mais plutôt le fait de ne pas s’y sentir à sa place, d’être forcé de le rencontrer sans qu’ils aient jamais rien à se dire, sans pouvoir se comprendre :
« On s’ennuyait un peu là-bas, les échanges n’étaient pas… nous apportaient pas grand chose. » (Joris, 16 ans / cat. « enfants placés ».)
L’enfant joue de ce que les différents acteurs pensent ou disent. Même s’il ne partage pas leur avis il peut, dans son intérêt, faire « comme si », voire augmenter leurs appréhensions pour pouvoir arriver à ses fins.
34Ces droits de visite et d’hébergement restent également un moyen de manifester une non-appartenance à l’institution et certains enfants, dans une visée stratégique, refusent de céder cet espace. Ce n’est pas tant que les relations entretenues avec les parents soient satisfaisantes pour l’enfant, mais elles sont un appui stratégique parce qu’elles permettent d’être autre chose qu’un enfant placé, un enfant de l’institution.
  • 20  Erving Goffman, op. cit., p. 224.
35Il existe donc dans la prise en charge de l’enfant placé un ensemble de dispositions institutionnelles qui vont agir sur l’enfant et sur sa construction.« Le moi semble ainsi résider dans les dispositions d’un système social donné, à l’usage des membres de ce système. En ce sens, le moi n’est pas la propriété de la personne à qui il est attribué mais relève plutôt du type de contrôle social exercé sur l’individu par lui-même et ceux qui l’entourent. Ce type de disposition institutionnelle soutient moins le moi qu’il ne le constitue20. »


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire