mercredi 4 janvier 2017

le parcours du parent de l'enfant placé

Le parcours du parent d’enfant placé

Le placement comme une remise en cause

  • 21  Alvaro Pires, Pierre Landreville, Victor Blankevoort, « Système pénal et trajectoire sociale », (...)
36L’enquête sociale qui précède la mesure, ou qui se déroule en parallèle au début de la mesure, offre un point de vue centré sur la famille. Elle ne met pas en exergue les qualités de l’environnement familial de l’enfant, mais s’attache surtout à mettre en évidence les handicaps qui constituent un risque de danger pour l’enfant. Que les mineurs soient en danger ou dangereux, l’enquête s’intéresse au milieu familial comme facteur de troubles : « Cette importance de la famille s’explique probablement en partie par une double et contradictoire perception (idéologique) qu’on a de son rôle. D’un côté, elle est vue comme disposant d’un potentiel éducatif et d’encadrement très puissant, de l’autre, elle est perçue de façon si ostensible dans la trame de la conduite illégale de son membre qu’elle ne peut qu’en devenir en quelque sorte la responsable immédiate et le lieu tangible de l’intervention. L’évaluation de l’individu passe alors par l’évaluation du milieu familial et du milieu social dans lequel cette famille s’insère21. »
37Le placement, qu’il soit choisi par les parents ou contraint, participe à une mise en accusation des capacités parentales. Cette mise en accusation est souvent violente : Quand la mère d’Astrid aborde le placement de sa fille, elle raconte comment elle s’est sentie mise en cause à tel point que, hospitalisée, elle s’est crue emprisonnée.
« […] Ils ont pris les gamins de force, les éducateurs. Astrid était dans la voiture en train de m’appeler et je n’ai même pas eu le droit de lui dire au revoir, ni rien. Au lieu de me laisser seule à la maison, les pompiers m’ont emmené à l’hosto, ils m’ont fait une piqûre. […] Et là, je me suis réveillée enfermée à double tour avec des barreaux, je croyais que j’étais en prison, c’était l’hôpital psychiatrique […] Pendant 15 jours, personne n’a eu le droit de venir me voir. » (Mère d’Astrid / cat. « enfants placés ».)
38La remise en cause de leurs propres capacités parentales est, pour certains parents, pensée comme provisoire. Ils jouent l’alliance avec les services sociaux ou la justice ; ils vont tenter de se faire comprendre mais souvent se limitent à ce que l’on attend d’eux. Pour d’autres, au contraire, cette remise en cause est comprise dans le long terme ; le dialogue est impossible avec les professionnels de la protection de l’enfance ; chacun campe sur ses positions. La manière dont la remise en cause parentale est pensée dans le temps (ses temporalités) ne correspond pas à la manière dont la prise en charge de l’enfant va être envisagée, dans une autre temporalité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que le parent est « coopératif » que le placement sera écourté.
39Quand le parent pense la remise en cause à court terme, il anticipe un arrangement autour de l’enfant (dans l’intérêt de l’enfant), sans pour autant envisager la fin du placement. Tandis que quand il la pense à long terme, il met de côté une éventuelle négociation avec l’institution. Il a été « condamné » et se condamne à l’image véhiculée sur lui ; même s’il occupe une place d’acteur dans le placement, il ne devient pas pour autant un partenaire de l’institution dans la prise en charge de l’enfant.
40Deux processus parallèles se mettent en place au début du placement, au moment de la remise en cause des capacités parentales : la projection dans le temps – c’est ce que nous venons d’aborder – et ce qu’elle produit sur le parent. Selon les situations, on peut observer trois types de réactions différentes :
  • l’appropriation : autrement dit, les parents reprennent à leur compte les défaillances pointées et vont chercher à regagner de la crédibilité aux yeux de l’institution ;
  • l’acceptation : celle-ci correspond à une forme de passivité face au point de vue de l’institution. Les parents se font des alliés passifs de l’institution :
    « Ça ne se fait pas comme ça, ça ne se fait pas comme ça. On ne va pas discuter. » (Père d’Alice / cat. « enfants placés ») ;
  • lerefus : deux conceptions s’opposent, il n’y a pas de terrain d’accord possible. Les parents combattent l’institution.
  • 22  Jean Kellerhalls, Cléopâtre Montandon, Les stratégies éducatives des familles. Milieu social, dyna (...)
41Ces types de coopération parents/professionnels peuvent être assimilés aux stratégies parentales mises en évidence par d’autres travaux22 qui utilisent les termes de collaboration, de délégation et d’opposition.
  • 23  Centre départemental d’action sociale.
42La remise en cause des capacités parentales est un évènement majeur, puisque la procédure va ici jusqu’au placement, les services sociaux considérant qu’il y a impossibilité d’améliorer la situation de l’enfant sans passer par une séparation physique, stade ultime dans l’échelle des mesures de protection. Dès le début du placement, il existe une forme de dépossession objective de la gestion du temps au profit de l’institution : même si le placement est formalisé pour une durée précise, le retour des enfants est conditionné par certaines exigences de l’institution vis-à-vis des parents. Certains l’acceptent ; d’autres maîtrisent à leur propre niveau ce qui se joue dans l’institution pour leur enfant en jouant des marges de manœuvre qui leur restent.
Le père de Dylan est lucide et ne vit pas les mesures d’accompagnement comme quelque chose qui lui serait extérieur ou imposé. Il est dans la négociation continuelle et sait que, s’il a besoin des services sociaux, eux existent aussi grâce à des situations familiales comme la sienne : « C’est leur gagne pain […] S’il n’y avait pas des situations comme ça, le cdas23 n’existerait pas. » (Père de Dylan / cat. « enfants re-placés ».)
43Ils profitent de la disparité des interlocuteurs qu’ils ont en face d’eux pour défendre au mieux leurs intérêts auprès de ceux qui sont prêts à les écouter. Ils court-circuitent les travailleurs sociaux et s’adressent aux cadres, ils doublent les services du conseil général et s’adressent à la justice.
Le père de Dylan connaît les procédures autour du placement parce que ses deux fils aînés en ont fait l’expérience. Il est méfiant vis-à-vis de ce que les services sociaux lui proposent, c’est donc devant le juge des enfants que son point de vue a été pris en compte : « Ce que je reproche au système pour les deux grands, c’est qu’on n’avait rien à dire. Aujourd’hui, ça a quand même changé, la juge m’a écouté et les travailleurs sociaux faisaient la gueule. » (Père de Dylan / cat. « enfants re-placés ».)
44Plutôt que d’attendre passivement une décision, ils anticipent et profitent de la marge de manœuvre qu’ils ont. S’ils n’arrivent pas tous à enrayer la dynamique lancée contre eux – car c’est bien comme telle qu’elle est perçue –  ils conservent néanmoins une place concrète dans le jeu à trois (parents/enfant/professionnel) qui peut prendre la forme soit d’un bras-de-fer, soit d’un partenariat actif ou passif.
  • 24  « L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l'intérêt de l' (...)
  • 25  « Les père et mère de l'enfant bénéficiant d'une mesure d'assistance éducative continuent à exerce (...)
45Un nouvel arbitre s’est installé dans la vie familiale. Il impose certes la durée du jeu mais fait également autorité. Dans le face-à-face entre institution et parent autour de l’intérêt de l’enfant24, l’un et l’autre acteur ne bénéficient pas de la même légitimité dans l’exercice de cette autorité car, pour la sécurité de l’enfant, une mesure de protection institutionnelle a modifié la vie familiale. Même si la mesure d’assistance éducative ne retire pas aux parents leur autorité parentale25, elle l’affaiblit dans sa dimension symbolique ainsi que dans l’exercice des actes quotidiens qui sont transférés à l’institution accueillant l’enfant.

Une vie sans enfant

46Dès lors que le placement est formalisé, les parents doivent apprendre à vivre au quotidien sans enfant. L’apprentissage d’une vie sans enfant peut se dérouler de deux manières distinctes : soit les parents choisissent de recomposer leur foyer (départ, nouveau conjoint, nouveaux enfants…), soit ils se satisfont d’une vie à deux ou de célibataire, rythmée ou non de temps ponctuels d’accueil des enfants. La séparation par le placement peut se représenter par deux schémas différents, selon la manière dont elle est comprise et envisagée dans la dynamique familiale : soit comme la privation d’une vie familiale et il y a donc rupture ; soit comme un espace qui permet d’aménager provisoirement le quotidien mais ne remet pas en cause la continuité familiale. Le schéma de la rupture familiale présente à son tour deux possibilités : (se) créer une nouvelle famille, c’est-à-dire être parent pour d’autres enfants, ou abandonner toute vie familiale et cesser d’être parent.
47Dans le premier cas, le droit d‘avoir une vie familiale passe par la création d’une nouvelle famille. Celle qui préexiste n’est pas pour autant oubliée mais, en conservant des liens avec les services sociaux, les parents prennent des risques, laissent la porte ouverte aux travailleurs sociaux sur leur nouvelle famille. Dans les récits de parents, on constate que ceux qui se sont créé une nouvelle famille ont rompu les liens avec leurs enfants placés ; ceux qui ne l’ont pas fait ont vu leurs enfants nouvellement nés être placés à leur tour. L’« abandon » des aînés aux services sociaux est souvent perçu par les parents comme la seule possibilité pour recréer de la famille.
48Pour les parents qui n’ont pas choisi, ou n’ont pas eu la possibilité, de se recréer une famille, les liens avec leurs enfants sont quasiment rompus avec le placement et ils ne peuvent donner un sens à leurs relations avec eux. Le sens de la continuité familiale n’est pas seulement à aller chercher dans le déroulement des droits de visite ou dans les rapports parent/institution ; il est également fonction des ressources des parents pour pouvoir se projeter dans des rencontres régulières quand plus rien ne les rattache à une vie ordinaire (chômage, marginalisation, rupture conjugale et familiale…).
  • 26  Nous utilisons ici l’expression générique « parent » mais il va de soi que les représentations son (...)
49Le sentiment d’être mère ou père de son enfant peut être dissocié d’un quotidien partagé et des représentations que l’enfant peut avoir de ses parents. Plusieurs mères ont insisté dans leurs récits sur le fait qu’elles demeuraient mères malgré le placement : « C’est quand même moi la mère. » Cette expression renvoie, au-delà du rôle tenu auprès de l’enfant, à l’idée que ce lien perdurera pour le parent26. La projection dans le rôle parental est pour certain(e)s perçue comme quelque chose d’acquis à vie ; tandis que, pour d’autres, il semble que ce rôle leur a été enlevé par le placement.

Les droits de visite et d’hébergement

50Le déroulement des droits de visite et d’hébergement est souvent présenté, du point de vue institutionnel, comme une vérification de la stabilité/instabilité du parent. Du côté du parent ils constituent une fenêtre sur l’enfant, sur sa vie dans le placement, mais aussi un lien, un moyen d’action possible face aux services sociaux. C’est par l’intermédiaire de l’enfant que les parents peuvent manifester leur mécontentement vis-à-vis des services de placement qui ont imposé la séparation familiale. L’enfant devient :
  • l’objet d’une observation attentive : les rencontres sont fréquemment utilisées comme des espaces de comparaison entre ce que l’enfant était, ce qu’il devient ou ce qu’il est devenu. Certains parents appuient plutôt positivement ces décalages :
    « Je suis très bien ici surtout ma mère, elle a toujours accepté. Elle n’a jamais été contre. » (Astrid, 20 ans / cat. « enfants placés ».)
    D’autres insistent plutôt sur ce que n’est plus l’enfant :
    « Dans un premier temps, il a eu des contacts avec sa maman et son frère mais ça se passait de plus en plus mal […] avec sa mère, elle le traitait mal : "T’as grossi, t’es pas beau." Et à chaque fois ça se dégradait […] Donc après, il ne voyait plus sa mère […]. » (Assistant familial de David / cat. « enfants placés ») ;
  • ou le seul support d’un message à faire passer à l’institution :
    Au début de leur placement, Astrid et David allaient en droit de visite chez leur mère accompagnés d’une travailleuse familiale. Astrid se souvient que ces rencontres étaient fluctuantes : « Des fois, elle n’ouvrait pas la porte donc on ne venait plus. » (Astrid, 20 ans / cat. « enfants placés ».)
51Quand Mme Martin refuse d’ouvrir la porte pour des droits de visite, ce n’est pas parce qu’elle ne veut pas voir ses enfants. Elle cherche à faire comprendre que le jeu de l’institution qui consiste à mettre de la distance avec les enfants puis à autoriser des rencontres ne lui semble pas cohérent. Mais comment faire comprendre cette colère ? La honte de devoir prendre rendez-vous avec ses enfants ? Ne pas ouvrir la porte ne signifie pas qu’elle ne veut pas voir ses enfants mais qu’elle ne veut pas être à la disposition des services sociaux.
52L’espace de rencontre parent/enfant encadré par des professionnels et/ou par des horaires, une durée, offre un concentré de caricatures incontrôlables, entre ce que le parent voudrait être, ce qu’il espérait de ce moment, et les possibilités offertes par cet espace. Cette rencontre peut être en décalage avec ce qu’il avait imaginé de son enfant et de ce que pourrait être la relation. Son enfant demeure pour le parent celui qu’il connaît (a connu), et l’idéal des relations tel qu’il se le représente peine à prendre en compte le temps qui passe.
  • 27  Voir encadré « Eléments de repère », ci-dessus.
53Les droits de visite sont aussi un moyen pour les parents de tester un éventuel retour de l’enfant et la manière dont celui-ci pourrait se dérouler. Pour les parents des « enfants re-placés », la « garde alternée 27» est fonction de ce qui est supporté des deux côtés. Si la fréquence des droits de visite dépend de ce que l’institution du placement autorise quand les possibilités sont ouvertes, certains parents se contentent et s’arrangent de ce qu’on leur offre. En effet, le retour total des enfants n’est pas toujours souhaité par les parents, surtout après un temps de placement qui leur a permis de se (re)construire chacun de son côté, parent d’une part, enfant de l’autre. Les liens ne sont pas rompus, et leur nature régulière assure une continuité familiale, mais les parents se satisfont du partage des responsabilités et délèguent le quotidien à des suppléants.
54La perception par les parents d’une forme de continuité familiale se révèle également au travers de leurs préoccupations relatives au retour de l’enfant. Il faut dissocier cette préoccupation de la manière dont celui-ci peut se projeter : l’enfant peut avoir le sentiment de ne plus s’inscrire dans sa famille d’origine, alors que celle-ci l’inscrit comme partie d’elle-même. Le fait que les parents montrent certaines préoccupations vis-à-vis d’un éventuel retour de l’enfant (Quand va-t-il rentrer ? Dans quelles conditions ?) atteste qu’ils ont toujours un sentiment de responsabilité vis-à-vis de lui, même s’il est placé depuis longtemps. Cette question est, de fait, éludée quand les parents sont totalement absents durant le placement, et elle est posée de manière totalement différente quand le parent s’est recomposé une famille. Nous avons dit plus haut qu’en refondant une famille, les parents prenaient de la distance avec les services sociaux ; bien souvent, la rupture n’est pas totale et quelques rencontres ont lieu à la demande de l’enfant. Le maintien du lien se fait donc à l’initiative de l’enfant, la plupart du temps appuyé par l’institution. Il arrive alors que les parents ne soient pas demandeurs et aient « confié » la totalité de leurs responsabilités à l’institution. Dans ce cas, ils ne se posent pas la question de leurs responsabilités futures vis-à-vis de leurs enfants : ils estiment que ceux-ci mènent désormais leur vie ailleurs, sous une responsabilité qu’eux-mêmes ont été contraints à déléguer.
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55Il va sans dire que la protection offerte à l’enfant limite également une partie des responsabilités parentales, puisque celles-ci sont partagées. Comment assumer l’accompagnement d’un jeune de 18 ou 21 ans revenu au domicile parental alors qu’on ne l’a pas accompagné au quotidien les années précédentes ? Ici se pose la question des obligations légales des parents envers leur enfant majeur28, mais aussi celle du devoir moral : tous les parents ne se sentent pas responsables de l’enfant devenu jeune majeur et indépendant des services de protection. Les conditions de vie des parents d’enfants placés sont généralement caractérisées par une forme de pauvreté socioéconomique29. Comment pourraient-ils accompagner l’insertion sociale et professionnelle de leurs enfants, alors qu’eux-mêmes ont des difficultés d’insertion et qu’il n’y a plus d’aides possibles après 21 ans (plus de prestations familiales, plus de protection judiciaire ou administrative, pas de possibilités d’accès au rmi ? Se pose pleinement la question de la complémentarité entre solidarité institutionnelle et solidarité familiale30. Finalement, que le placement ait été souhaité ou non, le retour des enfants au domicile parental après un temps de placement long est rarement recherché par les parents car il entraîne les responsabilités parentales afférentes.
56Les recompositions du point de vue des parents à partir du placement s’opèrent en deux phases distinctes : la réaction puis l’adaptation. L’une peut faire écho à l’autre, car c’est bien la perception par les parents du sens de la prise en charge institutionnelle au début du placement qui va remodeler leur mode de vie : soit apprendre à vivre sans enfant ; soit vivre autrement ; soit aménager sa vie avec ses enfants.

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