lundi 18 décembre 2017

article de revue

Enfances & Psy 2012/3

Conflits de loyauté, conflits d’appartenance : outils de la construction de l’enfant en accueil familial

parJanine Oxleydu même auteur
Janine Oxley, psychologue, psychothérapeute, ancienne directrice du placement familial thérapeutique Le relais Alésia, Paris.





« Je t’ai dessiné une maison »

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C’est ainsi qu’un soir de consultation, une petite fille de 6 ans s’adressait au médecin responsable du placement familial thérapeutique. Accompagnée de son assistante familiale, en présence de son éducatrice, elle dessinait, avec beaucoup d’assurance, ce qui pouvait s’apparenter à sa vision de son avenir, de son espace interne, de son besoin de sécurité. La maison serait grande, nous expliquait-elle, avec des jolis rideaux aux fenêtres, une porte bien fermée, et deux étages, l’un pour sa famille d’accueil, l’autre pour ses parents. Elle se voyait se partager et circuler librement entre les deux familles, l’une à laquelle elle était reliée par filiation et par son histoire, l’autre à laquelle nous l’avions confiée en raison de difficultés psychiques de ses parents, qui ne lui permettaient pas de grandir sereinement auprès d’eux. Nous n’étions pas oubliés, elle nous accordait une place de choix : le niveau intermédiaire. Ce moment partagé avec cette enfant, apparemment banal, ne va pas de soi. Il témoigne du type de travail d’accompagnement de l’enfant et de sa famille, travail dans lequel, sur la base de la construction d’échanges réguliers, les uns et les autres peuvent parler des petites choses du quotidien qui sont la vie d’un placement familial. Qu’il s’agisse des familles ou des membres de l’équipe responsable de leur accompagnement, tous se sentent impliqués et acteurs d’un théâtre (au sens où Joyce McDougall a pu parler du « théâtre du je », 1982) ; la scène de l’institution du placement familial reproduisant les conflits internes à l’enfant. Les conflits de loyauté, d’appartenance, constituent une partie de la scène intime qui se rejoue pour l’enfant.
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« Dieu gît dans les détails », écrivait Marie Depussé (1993) dans son livre sur la clinique de La Borde. C’est à travers des détails que s’expriment les conflits de loyauté : des rendez-vous manqués, des retours de week-ends où le cartable est oublié, le linge « mal » lavé, des veilles de rencontres avec les parents durant lesquelles l’enfant dort mal car cela le « travaille ». Comment accompagner et donner du sens aux chagrins bruyants et irrépressibles d’un enfant quittant sa famille d’accueil, qui interpelle les membres de l’équipe car il craint cette séparation, et qu’il faut par conséquent annuler le retour pour le week-end ? Comment entendre la mère du même enfant disant, deux jours plus tard, que l’enfant ne veut pas la quitter ? Bouleversée et… consolée par ses larmes, il ne lui est pas facile d’accepter que son enfant peut, à la fois, être triste de la quitter mais heureux, cependant, de retrouver son quotidien dans sa famille d’accueil.
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Le rôle de l’institution est d’accompagner ces conflits, les reconnaître comme faisant partie de la dynamique vivante de l’accueil familial. Cela nous demande simultanément de reconnaître les motifs, le bien-fondé et les enjeux de la séparation, et d’être nous-mêmes au clair sur le fait qu’une séparation géographique n’est aucunement le garant d’une séparation psychique. Myriam David (1989) attirait notre attention sur la fragilité des enfants et des parents au moment du placement, et sur le risque pour eux, que la séparation, en l’absence d’accompagnement thérapeutique dans la durée, génère de la souffrance et provoque détresse et déchirure. Dans ces situations, les conflits deviennent mortifères et signent, dans les cas extrêmes, l’impossibilité de maintenir l’enfant dans sa famille d’accueil.
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Notre engagement respectueux auprès des parents, leur parole entendue et prise en compte construisent peu à peu un espace où la confiance réciproque peut s’installer. Le plus souvent, cette ébauche d’alliance thérapeutique est au service du maintien de l’accueil de l’enfant, lui évitant ainsi des ruptures reproduisant pour lui le chaos de l’histoire de ses parents.

« Notre enfant, notre bien le plus précieux »

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Les parents, bien que souvent dans la détresse suite à la décision de séparation avec leur enfant, ont rarement refusé de partager avec nous les attentes qu’ils avaient pour lui, et les valeurs auxquelles ils étaient attachés. Ils nous disaient à la fois que leur enfant était leur bien le plus précieux, mais que sa naissance, ravivant des traumatismes ou rompant un équilibre psychique précaire, les confrontait de façon permanente, dangereuse pour l’enfant, à des difficultés insurmontables. Celles-ci pouvaient les conduire au rejet, à la violence, ou à une non-prise en compte de ses besoins et de sa fragilité.
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Nous soulignons cependant que le choix d’une autre famille que la leur, comme lieu de soin, est vécu par eux, de façon systématique, comme la preuve de leur disqualification. La jalousie et la rivalité avec la famille d’accueil, la peur que leur enfant « ne les aime plus », mais aussi l’envie, à peine déguisée, que l’on s’occupe d’eux comme de leur enfant, constituent le fond d’un tableau qui nous a permis peu à peu de saisir, à leur rythme, ce qu’ils n’ont pas connu pour eux-mêmes. Leurs manques, leurs angoisses d’abandon sont aggravés trop souvent par le poids des difficultés socioprofessionnelles et matérielles qui leur rendent la vie au quotidien impossible.
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Au fil du temps, ils nous ont « contraints » à leur faire une place. En effet, par le passé, exclus des décisions concernant leur enfant, qu’il s’agisse des projets éducatifs, de soins, de l’orientation scolaire, ils « n’avaient pas leur mot à dire ». Des années plus tard, ils exprimaient le vécu d’un rapt de leur enfant par les services judiciaires et sociaux. Opposés la plupart du temps à la séparation, si celle-ci n’était ni préparée, ni élaborée en amont, ils la mettaient en échec. Cela nous a conduits à modifier notre pratique. Nous avons pu comprendre qu’ils attendaient de nous que nous les respections en tant que parents, mais aussi en tant qu’homme ou femme ne supportant pas d’être réduits à leur part de souffrance, qui les a conduits à échouer dans leur fonction de soutien, d’éducation et de protection de leur enfant. S’il leur était impossible, dans la majorité des situations, d’adhérer à la mesure de placement, ils acceptaient en revanche, « pour leur enfant », disaient-ils, de nous aider à mieux le comprendre, « pour qu’il vive mieux ».
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Marthe Barraco et Martine Lamour (2001) ont finement décrit l’écart qu’il y a pour ces parents entre l’enfant du rêve et l’enfant du cauchemar. Le récit qu’ils peuvent faire de l’enfant imaginaire a toujours retenu toute notre attention. C’est à travers leurs attentes, sans rapport avec l’enfant réel, qu’ils nous permettent d’entrevoir l’enfant idéal qu’ils auraient aimé être pour leurs propres parents. Lors des premières rencontres, ces parents sont souvent dans l’impossibilité de parler des étapes du développement de leur enfant, des trous dans l’anamnèse signent l’existence de traumatismes, de dépressions et de décompensations psychiatriques graves. En revanche, les mères nous parlent de leur grossesse, nous donnant souvent une image précise de leur isolement, de leur angoisse et leur idéalisation de l’enfant à venir. Certaines mères donnent naissance à un nouvel enfant dans le cours du placement. Nous tentons alors de les soutenir dans ce moment capital pour l’enfant à naître, et pensons que, pour certains de ces bébés, il n’y aurait pas de fatalité de répétition de négligences ou autres maltraitances. Certaines mères s’appuient sur notre présence, jusqu’à nous appeler par téléphone depuis leur table de travail, à la surprise de certains médecins. Si nous ne sommes pas dans l’illusion de réparer quelque chose de leur parentalité, nous constatons néanmoins que notre soutien concret, notre attention à l’égard de ces parents, leur donnent parfois la preuve « qu’ils comptent pour nous » et qu’ils peuvent nous accorder leur confiance. « J’écoute ce que vous faites et non pas ce que vous dites, on m’a tellement menti… », est cependant énoncé, verbalisé, comme point de départ d’une confrontation avec nous. Le test de la fiabilité du cadre, consécutif à un non-respect de ce qui était convenu ensemble concernant leur enfant, permet alors aux uns et aux autres d’expérimenter qu’un désaccord ne mène pas forcément à la rupture.

« Est-ce que tu t’occupes aussi de mes parents ? »

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Les enfants manifestent toujours le besoin que nous prenions soin de leurs parents. Très jeunes, ils sont attentifs et sensibles à la façon que nous avons de parler d’eux, de les accueillir. Souvent parentifiés, ils se préoccupent de savoir comment leur parents peuvent survivre à leur éloignement : « Comment mange-t-il ? A-t-il une maison, un travail ? » Questions que nous sommes amenés à traduire par : « Est-ce que je peux m’installer dans ma famille d’accueil sans risquer ni de détruire mes parents, ni d’être abandonné ? » Il est difficile, pour un enfant, de vivre le sentiment de culpabilité, lié au fait qu’il se pense à l’origine de la mesure de séparation avec son ou ses parents. Mauvais objet persécuteur de ses parents, il accepte très précocément d’endosser ce rôle plutôt que d’être menacé d’abandon, c’est-à-dire renvoyé à une non-appartenance, au sentiment de néant. Aider un enfant à vivre la séparation, tout en respectant son besoin impératif de ne pas être coupé de ses racines, est un des enjeux majeurs de l’accueil familial.
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La problématique des liens parents-enfant, leur impact dans la construction psychique de l’enfant se posent au quotidien aux praticiens de l’accueil familial. Comment pouvons-nous comprendre et accueillir l’histoire qui s’est tissée entre eux, et qui fonde l’enfant, être de chair et de sang ?
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Comment reconnaître l’empreinte profonde et ambivalente qu’ils ont laissée en lui ? Quelle que soit la gravité des troubles, de façon très précoce l’enfant témoigne d’une infinie loyauté à l’égard de ses parents. Cette loyauté est d’autant plus intense que les liens d’attachement n’ont été ni sécures, ni satisfaisants. Myriam David (1989) insiste sur l’ensemble des troubles qui en résultent pour la construction psychique de l’enfant. La carence maternelle primaire est d’autant plus grave que, survenant très tôt dans la vie de l’enfant, elle provoque des pathologies durables. La prise en charge de ces troubles est difficile et compromet l’évolution de l’enfant. Maurice Berger (1997) a développé un concept similaire sous la dénomination de « pathologie du premier contact ».

« C’est insupportable, il pleure mais ne m’attendrit plus »

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Les familles d’accueil s’accordent à reconnaître leur difficulté à être en empathie avec les enfants qui souffrent de ces troubles ; ceux-ci deviennent plus marqués autour de 3 ans, âge des premières socialisations, de l’entrée en maternelle. Elles remarquent que le « côté bébé » très collé et demandeur, qui suscitait leur affection, ne les « attendrit » plus. Les soins corporels, la tendresse, l’accès à la communication par le langage, les apprentissages du vivre-ensemble sont mis à mal. Elles décrivent des pleurs qui ne les touchent pas, des aggrippements qui suscitent chez elles le désir de repousser l’enfant.
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Madame X décrit le bain de Paul. Jusqu’à récemment, c’était un moment privilégié, de plaisir partagé, la possibilité de s’occuper tendrement de l’enfant. Enveloppé dans une serviette, l’enfant aimait se faire câliner, chanter avec elle. Habituée à voir grandir des enfants, à accompagner leur évolution, leur capacité à prendre de la distance, à se différencier, elle est déroutée par son changement de comportement, voire choquée, comme si ce qu’elle avait pu apporter à l’enfant était peu à peu disqualifié par lui. Son excitation, d’ordre sexuel, lui montre un téléscopage entre la tendresse et la sensualité. Paul lui met la main aux fesses, la mord aux seins, tout contact corporel est traduit par lui de façon crue et érotisée. Madame X connaît les carences affectives de Paul ; elle reconnaît, dans l’excitation actuelle, la façon dont Paul était un bébé difficile à apaiser, réagissant très fort aux « rapprochés » de son assistante familiale. Elle évoque avec nous « le petit, tendu comme un arc », lorsqu’elle le prenait dans ses bras. À cette époque, en fin de journée, il pouvait hurler pendant des heures, présentant un tableau de désorganisation et de détresse. Le bain n’était pas du tout envisageable. En revanche, nous étions déconcertées par le changement d’attitude de Paul lors des rencontres avec sa mère. Il semblait avoir des repères, faits de sensations retrouvées. Secoué, jeté sur son épaule, son corps paraissait plus détendu. Il en était de même au son de sa voix. Nous apprenions à reconnaître l’empreinte de sa mère, la place qu’elle occupait dans les premières constructions de l’enfant, qui renvoyaient par ailleurs l’assistante familiale à un douloureux sentiment d’incompétence. Au cours d’entretiens, les situations quotidiennes prenaient sens pour elle, lui permettant de porter un nouveau regard sur Paul. L’accompagnement thérapeutique de cet enfant visait à mieux comprendre ce qu’il pouvait accepter ou non d’une relation avec quelqu’un d’autre que sa mère. Madame X, associée par nous à ce travail, nous apportait de précieux éléments d’observation. Attentive à l’enfant, elle avait la capacité de répondre à ses appels tout en prenant le temps nécessaire à l’établissement d’un autre type de liens.
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Si les relations des familles d’accueil et de l’équipe technique de l’accueil familial sont tissées d’une habitude de réfléchir ensemble, de ne pas se sentir menacées par le jugement ou le regard de l’autre, cela n’empêche ni les rivalités autour de l’enfant, ni les tendances à son appropriation.
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Le calme de Madame X, son affection indéfectible pour Paul, ont peu à peu apaisé l’enfant. La continuité et la fiabilité des soins semblaient produire une diminution des troubles. Leur réapparition signait la trace d’un dysfonctionnement précoce et des traumatismes difficilement élaborables par l’enfant. Nous constatons, simultanément, que la loyauté à l’égard de sa famille, elle, ne se dément pas. Il est de notre responsabilité que, retrouvant une place d’enfant dont les besoins fondamentaux sont pris en compte, à partir de son expérience de vie dans une autre famille que la sienne, d’autres liens, cette place ne l’emprisonne pas, ne l’empêche pas de construire.

Comment peut se construire le sentiment d’appartenance dans le cadre de la séparation ?

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Lors des états généraux organisés par l’afirem[1][1] Association française d’information et recherche sur... en 2005, Frédérique de Ona et Hélène Raemy (2007), responsables du placement familial thérapeutique, abordaient les questions autour de la séparation des enfants de leur milieu d’origine à partir de l’histoire de Jérôme, accueilli durant 17 ans au sein d’une même famille. Cette présentation illustre la façon dont Jérôme s’est inscrit dans son histoire familiale. Comment, sans avoir vécu auprès de ses parents, a-t-il pu construire avec eux un lien vivant d’appartenance ? Protégée de leur pathologie, cette « filiation historique », loin d’être naturelle, aura eu besoin du dispositif complexe du placement familial spécialisé (nommé actuellement accueil familial). Cette vignette clinique, reproduite avec leur autorisation, reflète de façon significative le travail accompli auprès des familles.
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« Il n’a jamais été simple de communiquer avec Jérôme, enfant. Il ne demandait rien, et nous renvoyait l’idée que le service le dérangeait dans le cours de sa vie se partageant entre sa famille d’accueil la semaine, et les week-ends alternés entre ses familles grand-paternelle et grand-maternelle. Réticent avec sa référente lors des visites dans la famille d’accueil, ne livrant rien dans ses entretiens avec la psychiatre, il maintenait une distance que nous respections, tout en l’assurant par notre présence de notre attention et de notre engagement auprès de lui. Son évolution pourrait être illustrée sur la base d’identifications en mosaïque. On y retrouvait ce qu’il pouvait s’approprier de ses parents, comme de sa famille d’accueil. La majorité des enfants accueillis dans notre institution souffrent de « déficit » en famille, ce n’était pas le cas pour lui : durant toutes les années de son accueil, il a été en lien avec sa famille, élargie aux oncles, tantes et cousins…
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« Nous avons rencontré Jérôme pour la première fois à l’âge de 8 mois. Assis à l’extrémité des genoux de sa mère, il lui tourne le dos. Ses grands-parents maternels vivent comme une tragédie la maladie mentale de leur plus jeune fille. Elle sème désordre et angoisse dans cette famille de bon niveau socio-économique et soudée. Elle met à mal leur idéal de réussite. Jérôme est aussi le fils d’un brillant mathématicien, héritier lui-même de la psychose maniaco-dépressive de son père.
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« Le risque fantasmé de la maladie génétique est évoqué lors de cette rencontre. Le petit fuit dans le sommeil, il est difficile à aborder et ne s’anime qu’au son de la voix de sa grand-mère paternelle. Nous apprendrons par la suite que, par crainte d’indisposer la mère de Jérôme, elle le prend peu dans ses bras, mais crée pour lui un berceau rassurant avec sa voix, elle le câline avec des mots, des chansons… D’emblée, se crée une alliance entre cette grand-mère et la famille d’accueil. Il arrive certains soirs que, les pleurs du petit ne pouvant être apaisés par la famille d’accueil, celle-ci appelle la grand-mère qui apaise Jérôme en lui parlant. Tout au long du placement, elle sera l’élément stable pour Jérôme. À la mort accidentelle de sa mère, Jérôme a 4 ans. Sa tante maternelle se mobilise en vue d’une adoption, qui semble impossible à accepter par le père. La famille d’accueil soutient l’enfant dans ces moments douloureux où, à nouveau, il se fait mal physiquement, tombe, se blesse et se trouve envahi par l’angoisse. À l’âge de 7 ans, la demande de Jérôme de rester dans sa famille d’accueil est entendue et prise en compte par le juge. Investi dans celle-ci, il s’y sent aimé et soutenu, mais c’est avec force qu’il affirme : “Je suis un A et aussi un B”, du nom de ses deux lignées. Ses constructions sophistiquées sont le reflet d’une élaboration de la complexité des objets identificatoires qui lui sont proposés, et parmi lesquelles la famille d’accueil a largement sa place. Tout au long de son accueil, Jérôme nous montre l’ouverture que lui offre sa double appartenance : affective à la famille d’accueil, intellectuelle et symbolique à sa famille d’origine. Est-il utile d’insister sur le fait que la fonction structurante de la famille d’accueil, dans ce qu’elle offre de support identificatoire, doit aussi permettre à l’enfant de se créer un “espace potentiel” (Winnicott, 1971) ? Pour cela, l’inscription de la famille d’accueil au sein d’une équipe thérapeutique est nécessaire : le dispositif institutionnel permet, autant que faire se peut, “d’éviter le collage, d’ajouter du tiers en accompagnant et donnant du sens à des inévitables mouvements destructeurs” (Winnicott, 1971).
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« Lors de la fête organisée à l’occasion de son départ du service, Jérôme est heureux de nous faire une surprise : il installe sur l’ordinateur des images fractales, et jubile de nous éclairer sur la complexité de ces fonctions mathématiques. Entouré de son père informaticien, de son oncle chercheur et de son grand-père maternel ingénieur, il nous initie aux fractales, qui à l’image de son parcours, intègrent de nombreuses variables, s’articulant, s’intègrant les unes aux autres sur des modes différents… » (De Ona et Raemy, 2007).
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La spécificité du placement familial réside dans la souplesse et le « sur-mesure » de chaque accompagnement et de chaque prise en charge. Il est proposé à l’enfant souffrant de difficultés multiples de bénéficier de soins dans un cadre apparemment simple et évident : le partage de la vie quotidienne, dans une famille agréée, recrutée, et formée pour l’accueillir. Il est bien entendu que la professionnalisation des familles d’accueil n’empêchera jamais les affects de circuler, la communication profonde avec l’enfant en témoigne. L’expérience de l’accueil de l’enfant dans un espace privé qui est aussi le lieu de son travail ne devrait jamais devenir ni formatable ni banale. Les parents de l’enfant, longtemps tenus à distance, voire éliminés de l’espace du placement familial, y ont maintenant pleine part. Afin que cela soit rendu possible, le renoncement des professionnels à la toute-puissance est nécessaire. Le professionnel « sachant » ce que devrait être un bon parent fonctionne trop souvent dans le déni de ce qui s’est construit entre un enfant et ses parents, qui lui laissent pourtant une empreinte signant son appartenance. En revanche, nous ne pouvons faire fi de ce qui a rendu impossible la vie de leur enfant auprès d’eux, de leurs difficultés internes compromettant profondément et durablement son développement (David, 1989).

Qu’en est-il de la parentalité chez d’anciens enfants placés devenus adultes ?

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Une recherche auprès de jeunes adultes dont certains sont devenus parents a démarré en 2004. Nous nous posions la question de l’impact, sur leur vie d’adulte, de leur vie en famille d’accueil, de leur affiliation et de leur identification à celle-ci, de leurs liens avec leurs parents. Étaient-ils toujours en relation avec leur famille d’accueil ? Avaient-ils un travail, des amis ? Quelles étaient leurs valeurs, souhaitaient-ils fonder une famille ? Sur quel modèle ? La Fondation de France et l’uriops[2][2] Union régionale interfédérale des œuvres et organismes... étaient intéressées par la double approche historique et sociologique de cette recherche (non publiée à ce jour). La majorité de ceux qui ont accepté de rencontrer l’historienne et la sociologue étaient toujours en lien avec leur famille d’accueil. Toutes les études sur le sujet du devenir des enfants placés concordent sur ce point : la stabilité de l’accueil dans un cadre familial soutenant et respectant les origines de l’enfant est favorable à son évolution. Le suivi des parents nous est d’emblée apparu comme nécessaire. Nous faisions l’hypothèse que maintenir vivante leur histoire, partager une réflexion à partir de leur vécu et de leur expérience de la séparation permettraient aux uns et aux autres de réduire l’idéalisation et de mieux s’accepter avec ses limites, tout en reconnaissant ses capacités. Le désengagement de l’emprise parentale, permettant à l’enfant de se positionner comme sujet, impliquait un travail psychique difficile pour tous, familles et professionnels. Michelle Rouyer, médecin responsable, insistait sur l’importance d’exclure tout pronostic idéalisé ou dépréciateur en faisant confiance au temps et à l’expérience, pour l’enfant, d’un nouveau mode de vie avec de nouveaux repères (vécus très souvent douloureusement par les parents).
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L’existence de la maladie mentale des parents a toujours été reconnue. Il nous a fallu très tôt expliquer à l’enfant que son parent était malade. Lui dire, avec des mots adaptés à son âge, ce qu’était cette maladie demandait du tact et du respect. Tous en ont souffert et ont craint à l’adolescence de porter en eux la folie de leur(s) parent(s). Cependant, la maladie mentale n’a pas empêché certains parents d’avoir le souci du bien-être de leur enfant. La reconnaissance par l’enfant de la psychose parentale permet de le dégager de la culpabilité d’avoir été placé parce qu’il était mauvais. Des années plus tard, ces enfants devenus adultes témoigneront du fait qu’ils ont perçu, à travers les rencontres, l’existence qu’ils avaient pour leur parent. La lecture sous anonymat de leurs interviews nous a donné le sentiment de leur avoir permis de devenir majoritairement acteurs de leur vie…
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En guise de conclusion, j’évoquerai Madame D. Nous avions demandé à cette mère, artiste peintre, dont les études aux Beaux-Arts ont été interrompues par l’irruption brutale de la maladie mentale, de réaliser la couverture du contrat d’accueil du placement familial thérapeutique. Sa fille était très fière qu’elle réalise ce travail. Pour l’une comme pour l’autre, elle avait réussi à représenter l’effort à réaliser afin que des conflits de loyauté ne conduisent pas l’enfant à des clivages destructeurs pour lui. Trois maisons représentant, l’une les parents, l’autre la famille qui accueille, et la troisième l’institution de l’accueil familial, occupent l’espace de la feuille. Des chemins à partir de ces maisons, se dirigent les uns vers les autres, mais les parents et les familles d’accueil respectent réciproquement leur espace privé. En revanche, tout le monde a accès à l’institution. Sur le toit de celle-ci, une colombe est posée avec une branche d’olivier. Elle veille au maintien de la paix, elle veille à ce que l’enfant, représenté par un oiseau, puisse voler, libre, de l’une à l’autre.

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