samedi 16 décembre 2017

Les parents dans le cadre de l'accueil familial

La lettre de l'enfance et de l'adolescence 2001/4

Y a-t-il une place pour les parents en placement familial ?







Un audit a récemment été effectué pour l’association dans laquelle je travaille. C’est ainsi qu’est apparu le terme « usager ». Il qualifiait tous les interlocuteurs potentiels des services de l’association : enfant, parent, travailleur social, juge… Sont ainsi confondus sous une appellation identique des personnes et des services dont les rapports avec l’institution sont pourtant divers, ne serait-ce que sur la question de la demande (au sens trivial de l’expression d’un souhait). Or qui est demandeur à l’égard d’un placement familial ? Rarement l’enfant, encore plus rarement les parents. Des professionnels mandatés par des services spécifiques tels que l’ase, un service d’aemo, le tribunal pour enfants, parfois un cmp sont les vecteurs d’une demande qui concernera l’enfant et sa famille. Ceux-ci deviendront alors des utilisateurs plus ou moins contraints. Une première distinction se dessine donc entre des « usagers-demandeurs » et des « usagers-utilisateurs ». Les tensions et les conflits qui naîtront de cette différence de statut seront l’objet même du travail des éducateurs qui accompagnent l’enfant. Ce travail permettra parfois, à partir de cette contrainte, qu’advienne ultérieurement une autre demande, portée par les parents cette fois, au sens où demander, c’est « trouver les mots qui seront audibles par l’autre [1][1]  Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, article... », c’est vouloir être reconnu par l’autre.
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L’emploi du mot « usager » dans le champ de la protection de l’enfant ouvre une autre question liée au sens juridique du mot : l’usager est celui « qui a un droit réel d’usage [2][2]  Petit Robert.  ». Les parents de l’enfant placé pourraient alors être considérés comme des sujets pouvant faire valoir leur droit d’être satisfaits. Cette notion de satisfaction, ainsi mise au premier plan, introduit d’autres interrogations. Un service, un travailleur social doivent-ils mettre au centre de leurs objectifs la satisfaction des parents de l’enfant qu’ils accueillent ? Ou pour le dire plus crûment, sommes-nous là pour satisfaire les parents ? La demande confère à celui qui la porte sa qualité de sujet. Mais la considérer sous l’angle de la satisfaction renvoie à la catégorie du besoin, à l’impérieuse nécessité d’une réponse, au principe de plaisir et ainsi au plan pulsionnel des rapports objectaux. Les paroles, reproches, requêtes, commentaires des parents, s’ils sont entendus comme des demandes à satisfaire, risquent de perdre leur qualité première : support et représentation d’une relation intersubjective.
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Les parents d’un enfant placé peuvent-ils être considérés comme des « usagers » d’un placement familial ? Dans mon service, l’expression n’a pas pris. Au-delà du discours des « auditeurs », je n’ai jamais entendu personne la reprendre. Mais il serait dommage de condamner avec l’expression littérale ce qu’elle nous amène à penser de la place qui est faite, dans le travail social, éducatif ou thérapeutique, aux parents de l’enfant accueilli en placement familial. Il y a, dans le terme même, l’idée d’interlocuteur, car « usager » signifie aussi : « Utilisateur d’une langue [3][3]  Ibid. . » Cette place de locuteur, de « sujet parlant », la reconnaît-on ?
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Au cours des rencontres avec une mère (parfois un père), il est fréquent que celle-ci évoque le sentiment d’avoir perdu sa place auprès de son enfant et la crainte de ne plus jamais pouvoir se sentir mère à nouveau. Le placement familial est le lieu de la suppléance parentale, il représente le stigmate de la défaillance des parents. Le retour de l’enfant, sans cesse évoqué, sans cesse réclamé, correspond à cette demande de réparation narcissique. La souffrance qui s’exprime alors est aiguë et, sur un plan imaginaire, l’enfant peut représenter un enjeu vital.

« On travaille avec la famille »

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N’est-elle pas énigmatique cette expression qui est parfois formulée sous une forme interrogative, ce qui a le mérite de souligner la complexité du problème posé ? « Comment travailler avec les parents (de l’enfant placé) ? » Et chacun dans l’équipe, convaincu de la justesse d’une telle position, va tenter de mettre en place des dispositifs, des réunions, des rencontres qui sont autant de signaux visibles montrant que l’« on travaille avec les parents ». Parmi les expressions du prêt-à-penser socio-éducatif, celle-ci me semble relever de ce qu’Arlette Pellé a nommé « énoncé-fétiche [4][4] Arlette Pellé, « Le travail d’équipe », L’Art d’accompagner... ». Il s’agit de construction langagière syncrétique qui, par-delà une signification apparente, a pour fonction de produire du consensuel dans l’équipe, et pour effet, par l’abrasion des positions conflictuelles, de barrer les représentations et le travail de pensée de chacun. Car c’est de nouveau la part de subjectivité de la rencontre (parent-professionnel ou parent-enfant) qui fait les frais de ces expressions, de ces pensées préfabriquées.
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Au cours d’une formation, un groupe d’éducateurs travaille sur le moment de l’accueil de l’enfant. Un documentaire est présenté. On y voit un adolescent accompagné par ses parents qui rencontre un chef de service puis un éducateur de l’institution dans laquelle il va être accueilli. La parole est lisse, le discours bienveillant, la visite et les explications se font sur un ton enjoué, mais pas trop. Chacun paraît soucieux de tenir au mieux son rôle. Rien à dire, semble-t-il. Après le film, les premiers commentaires adoptent la même tonalité : « c’est bien », « c’est ce qu’on essaie de faire », « c’est comme cela quand tout va bien »… Et pourtant ! Les éducateurs restituent un sentiment de malaise qui ne sera dissipé qu’au moment où l’une des personnes du groupe souligne ce qui lui apparaît comme une incongruité : « On leur demande beaucoup à ces gens : d’être d’accord avec le placement, d’être présents au moment où la séparation se matérialise, d’être polis et d’accord avec ce qui leur est dit. »
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Ce n’est qu’après cette remarque que pourront être abordées dans le groupe les différentes facettes de certains actes qui, bien que pensés comme éducatifs ou bénéfiques, portent en eux un tel désir de maîtrise qu’ils peuvent conduire à un écrasement du sujet, en lui interdisant par exemple des émotions ou des réactions non conformes ou excessives de colère, d’agressivité ou de souffrance. Donner une place à l’autre peut être illusoire s’il s’agit de lui attribuer un rôle à tenir au lieu de lui ménager un espace pour une parole singulière.
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Dans le discours et le travail des professionnels, les parents sont présents : « l’objectif d’un placement, c’est le retour en famille » ; « le placement n’a pas de sens si on ne travaille pas avec les parents » ; « l’enfant doit faire avec ses parents tels qu’ils sont »… Ces différents énoncés, par leur caractère inquestionnable (« c’est la loi », « c’est notre mandat »…), fonctionnent comme tenant lieu de loi [5][5]  Ibid., p. 181.. Ils relèvent parfois plus d’une idéologie du lien que d’une analyse de ce que vivent l’enfant et ses parents. Selon Maurice Berger, il s’agit d’une identification « à la souffrance des parents séparés de leur enfant au détriment de l’identification à la souffrance et à la terreur ressenties par l’enfant en leur présence [6][6] Maurice Berger, L’Enfant et la souffrance de la séparation,... ». « La seule personne habilitée à éduquer l’enfant est le parent [7][7]  ash du 27 avril 2001, p. 29. », a-t-on lu récemment dans un article consacré à la parentalité dans le cadre de la protection de l’enfant. Mais l’intervention sociale, surtout quand il s’agit d’un placement, est par nature même une ingérence, un accroc au lien institué entre parents et enfant. D’autres adultes sont habilités pour décider à la place et parfois contre l’avis des parents. Cette violence faite à l’autorité parentale et à la façon dont elle s’exerce au quotidien est largement reconnue par les professionnels. L’effort pour restaurer, maintenir ou susciter le lien parent-enfant ne relève pas seulement d’un déni de la souffrance de l’enfant en leur présence, mais correspond au désir de faire taire la souffrance de ce dernier confrontée à la séparation.
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Les projets de service, les actions des professionnels comme leurs discours illustrent ce souci « de ne pas oublier » les parents : rencontre au moment des admissions, présentation de la famille d’accueil, envoi des bulletins scolaires, appel quand un enfant est malade, rendez-vous avec le thérapeute, avec les enseignants. Certains ont ainsi pour un même enfant tellement d’interlocuteurs qu’ils pourraient ne pas s’y retrouver : assistante maternelle, éducateur du placement familial, père et/ou mère… Il faut reconnaître qu’en la matière, on revient de loin et qu’il y a peu de temps, certains professionnels signaient, écrivaient ou décidaient sans que les parents soient même informés.

Une place de mère ? (ou l’art de se laisser surprendre)

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Un indice révélateur de l’instauration d’une relation où l’intersubjectivité a sa place peut être donné par les réactions contre-transférentielles qui traversent parfois les entretiens et les réunions. Dans le ronronnement des réflexions familières, elles constituent des ponctuations qui scandent le fil des discours. Comme les lapsus, c’est leur caractère imprévisible qui en fait de véritables fenêtres sur les représentations inconscientes. Être surpris par un mot, un geste, une attitude permet parfois de modifier la façon d’écouter l’autre.
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Je reçois madame D. dont la fille Blandine, 8 ans, est confiée à l’une des familles d’accueil de notre service depuis trois ans.
Moi : Bonjour madame D.
Elle (agacée) : Pas madame D., madame B. !
Moi : Ah ! Oui, c’est vrai, j’ai appris que vous vous êtes mariée.
Elle : Oui et je ne sais pas comment lui dire à Blandine.
Moi : Comment lui dire quoi ?
Elle : Qu’elle va avoir une autre petite sœur.
(Je pense : encore ! en regardant Momo, 3 ans et Zaza, 11 mois, qui l’accompagnent.)
Moi : C’est difficile de lui dire ?
Elle : J’ai peur de sa réaction.
Moi : Vous avez peur de quoi ?
Elle : … C’est parce que je ne l’ai pas invitée au mariage…
C’est le mot « invitée » qui a interrompu, pour un temps, le cours de cet étrange dialogue. Car m’apparaît alors la désorganisation psychique de cette mère, son dénuement affectif, ainsi que la difficulté dans laquelle la met constamment notre volonté de construire un cadre pour qu’elle se sente mère de Blandine. Bien sûr, madame B. parle sans cesse du moment où elle reprendra sa fille ; bien sûr, elle est très régulièrement présente aux visites instaurées dans le service et cela malgré l’éloignement de son domicile. Mais ce jour-là, c’est autre chose que j’entends. La peur qu’elle éprouve dans le face-à-face avec sa fille, l’état confusionnel dans lequel elle plonge presque à chaque visite et qui se manifeste par une excitation croissante, une difficulté à s’adresser à sa fille. Ce jour-là, elle est même dans l’incapacité de distinguer deux éducatrices qu’elle côtoie depuis plusieurs années. Les rencontres telles qu’elles sont organisées jusque-là ne produisent pas du lien mais renforcent son angoisse, sa fragilité narcissique.
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Une fois remise de ma surprise, l’entretien prend un autre cours. Elle pourra évoquer les motifs de sa peur. Voir Blandine, c’est risquer de voir resurgir un passé qui continue de l’effrayer : la violence de son premier mari, l’incapacité de protéger sa fille, la fuite du domicile familial, le placement de Blandine en pouponnière.

Le placement familial, un lieu pour (re)trouver le père ?

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Le travail en placement familial se préoccupe du lien maternel (pour le restaurer, le maintenir ou y introduire du tiers) et de la place du père (pour la rétablir). La question de la reconnaissance d’une place pour chaque parent se pose dès les premiers temps, au moment de l’admission de l’enfant. Qui est reçu dans le service ? Pour un enfant dont les parents sont séparés, la réponse n’est jamais simple. La mère est toujours conviée car souvent l’enfant vit avec elle. Le père, toujours cité, est de plus en plus invité à rencontrer les éducateurs du service. Les verra- t-on ensemble ou séparément ? Dans les situations de recomposition familiale, les choses se compliquent alors. Le beau-père est-il reçu ? Il vit auprès de l’enfant, assure une certaine figure de père au quotidien, mais il est aussi parfois stigmatisé, impliqué dans les motifs du placement (conflits dus à une mésentente ou à une maltraitance avérée). De plus, il semble difficile au moment où est rappelé le père de l’enfant, ramenant au premier plan le lien de filiation, de solliciter au même moment le beau-père. Quant à la compagne du père, elle est à peine évoquée, dans cette période qui précède l’arrivée de l’enfant, surtout s’il ne vit pas avec son père.
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L’ensemble de ces questions liminaires et la façon dont s’organisent les réponses, en fonction des éléments connus pour chaque situation, représentent déjà un indice de la complexité des liens familiaux, mais aussi de la prévalence de certains présupposés des travailleurs sociaux concernant la famille (le rôle qui est attendu de ses différents membres), la signification attribuée à la mesure de placement, et aussi la finalité du travail éducatif à accomplir. Ces premiers contacts sont importants car ils ont aussi des effets imprévisibles. Ce qui pourrait n’être qu’une mise en scène du « travail avec les parents » devient alors une rencontre où les relations (père/enfant, mère/enfant, père/mère) peuvent se nouer autrement.
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Deux frères sont accueillis en urgence en internat puis en famille d’accueil après une mesure d’aemo mise en place en raison des relations violentes (humiliations, punitions disproportionnées, menaces) imposées par le compagnon de la mère. Les enfants semblent terrorisés. L’aîné déploie des efforts de séduction très importants et s’effondre dès qu’il ne se sent pas digne de ce qu’il croit être attendu de lui. La mesure de placement accorde une grande place aux sorties avec la mère, le beau-père continuant d’exercer à l’égard des deux garçons son emprise violente. L’aemo telle qu’elle s’était exercée avait mis au premier plan la mère, essayant de l’aider à soutenir et à protéger ses enfants face à son compagnon (avec lequel elle a aussi un troisième enfant). Le père avait été sollicité, mais paraissait difficilement mobilisable pour ses fils. Le placement est l’occasion, avec la reprise de l’histoire familiale, de reparler du père, de le rencontrer et de lui permettre de recevoir ses fils chez lui. Des retrouvailles en quelque sorte, puisque depuis la séparation des parents, les relations du père avec ses aînés (il a trois enfants de son second mariage) s’étaient distendues. Deux ans après la mesure de placement, le lien avec le père et la seconde famille qu’il a constituée s’est consolidé ; les enfants sont heureux de le voir, des vacances ont pu être organisées, des projets se construisent. Du côté maternel, malgré la demande réitérée de la mère de reprendre ses enfants, c’est la figure du beau-père qui est omniprésente et met les enfants face à un sentiment d’exclusion auquel chacun répond différemment (l’aîné en s’effaçant douloureusement, le plus jeune en maintenant sa demande adressée à la mère au mépris des agressions dont il est l’objet par le beau-père). C’est une situation d’autant plus difficile que les professionnels s’affrontent à la position d’un juge tenté de rapprocher les enfants de leur mère (conforme en cela au discours tenu par elle et par le plus jeune des garçons). Si l’on considère cette situation sous l’angle de la protection des enfants, qui est au départ le seul motif du placement, on ne peut que noter que celle-ci n’est que partiellement assurée. Mais l’éloignement du foyer maternel a également permis un espace pour que le père se rapproche de ses fils. Ainsi la clinique est souvent plus féconde que les prévisions et les anticipations quant aux effets escomptés d’une mesure éducative ou judiciaire.
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Actuellement, en placement familial, les parents ne sont plus exclus. Ils sont même au centre des préoccupations. Peuvent-ils être considérés comme des usagers du placement familial ? Y gagneraient-ils, ainsi guidés vers cette place qu’ils seraient sommés d’occuper dans le dispositif ?
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Le travailleur social oscille parfois entre une approche orthopédique et une position passive. La première s’appuie sur une idéalisation de ce que devrait être un parent pour l’enfant ; le modèle est celui du fantasme du roman familial [8][8] Sigmund Freud, « Le roman familial du névrosé », Névrose,..., le projet (plus ou moins conscient) est soit la transformation du parent, soit sa mise à l’écart au profit d’une famille d’accueil chargée de remplir ce rôle auprès de l’enfant. La position passive consiste à permettre la mise en relation de l’enfant avec ses parents de façon fonctionnelle. La représentation sous-jacente est qu’il doit connaître la « réalité » de ses parents et « les accepter tels qu’ils sont ».
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De tels projets, fondés sur « les meilleures intentions [9][9] Titre du livre autobiographique qu’Ingmar Bergman a... » possibles, soucieux de faire prévaloir une approche opérationnelle, risquent de constituer un carcan pour la pensée, la rencontre, le sujet. Et surtout, l’enfant ne risque-t-il pas d’être oublié à nouveau, tant on se préoccupe de réparer le parent, ou de le lui faire avaler tout rond ?
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Plutôt que d’œuvrer pour que soit reconnue au parent une place d’usager, dont on pressent la complexité, si ce n’est le caractère illusoire, étant donné ce qui a conduit l’enfant vers un accueil familial, ne pourrions-nous pas développer notre écoute vers ce que la séparation fait surgir entre parents et enfant ? Un espace s’ouvre peut-être entre cet enfant et sa mère, entre cet autre et son père, une parole différente sera dite, reçue. Les représentations, les affects, les mots qui vont alors se conjuguer fonderont peut-être une histoire autre.

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