dimanche 23 octobre 2016

L’aménagement de l’environnement quotidien de l’enfant fait partie des soins

Le service de pédopsychiatrie de l’hôpital Bellevue, à Saint-Étienne, dirigé par le Docteur Berger, est doté de deux hôpitaux de jour, dont l’un fonctionne depuis trente et un ans. Ils reçoivent des enfants âgés entre 4 et 12 ans, dont plus de la moitié de l’effectif relève du dispositif de protection de l’enfance, et qui sont séparés de leurs parents par décision judiciaire. Presque tous ces enfants bénéficient d’un placement en famille d’accueil, quelques-uns en petit lieu de vie.

L’aménagement de l’environnement quotidien de l’enfant fait partie des soins

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Le travail clinique quotidien auprès de ces enfants nous a conduits à élaborer un dispositif de soins exigeant, par l’engagement dans la durée qu’il requiert, mais aussi parce qu’il implique qu’une attention constante soit portée tant à l’organisation de la vie réelle de chaque enfant qu’à sa vie fantasmatique. Cette exigence prend en compte la complexité de son fonctionnement psychique. Il s’agit d’enfants pour lesquels une psychothérapie en ambulatoire s’avère insuffisante, parfois même contre-indiquée, car l’entrée en relation est synonyme pour eux de trop grand danger : les vécus d’intrusion, de persécution, d’envie et d’avidité destructrices sont alors régulièrement activés, sans que le thérapeute puisse acquérir dans le psychisme de l’enfant une valeur suffisamment signifiante. Autrement dit, une « psychothérapie classique » risque de replonger l’enfant dans une relation dans laquelle l’espacement trop important des rencontres avec un objet extérieur dépasse le délai pendant lequel il peut maintenir vivant un objet intériorisé. Ces enfants, au contraire d’avoir pu faire l’expérience précoce d’une relation à l’autre contenante et sécurisante, se sont trouvés confrontés à un environnement chaotique, imprévisible, violent. C’est pourquoi, à l’hôpital de jour, chaque enfant reçoit quotidiennement une écoute individuelle effectuée par son éducateur référent (supervisé régulièrement dans le cadre de réunions cliniques) ; cet éducateur partage non seulement des moments de jeux avec chaque enfant, mais il est également au courant des événements de sa vie et participe avec lui à des moments de vie quotidienne : repas, accompagnement à l’école…
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Maurice Berger [1][1] M. Berger, Les séparations à but thérapeutique, Paris,... a conceptualisé la souffrance de ces enfants sous les dénominations de « pathologie du début de contact », de « pathologie du lien », puis de « pathologie des traumatismes relationnels précoces [2][2] E. Bonneville, La pathologie des traumatismes relationnels... ». Cette pathologie ne s’exprime que dans le lien, quand il commence à s’installer.
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Ainsi, le placement familial, comme l’a si bien développé Myriam David [3][3] M. David, Le placement familial, de la pratique à la..., devient la scène privilégiée sur laquelle se déploient toute la complexité et la violence de la souffrance de l’enfant. C’est la raison pour laquelle nous apportons une attention soutenue aux relations que l’enfant va instaurer avec sa famille d’accueil. Il s’agit de prendre soin du lieu d’accueil, d’assurer une fonction phorique pour que celui-ci puisse devenir thérapeutique, facteur de changement pour l’enfant. Concrètement, cela implique au minimum un entretien mensuel avec l’assistant maternel, de préférence avec le couple d’accueil, reçu par le Docteur Berger ou la psychologue et l’éducateur référent de l’enfant. Mais cela reste souvent insuffisant pour tramer une véritable collaboration ; des entretiens téléphoniques réguliers entre l’éducateur et l’assistant maternel, portant sur le quotidien de l’enfant, à partir de ce que ce dernier exprime dans ses différents lieux et de ce qu’il fait éprouver, s’avèrent également nécessaires.

« La pathologie du lien ou pathologie des traumatismes relationnels précoces [4][4] E. Bonneville, op. cit. »

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Avant d’aborder la question spécifique des relations entre famille d’accueil et famille biologique, il convient de se recentrer sur ce que nous ont appris les enfants placés qui sont soignés à l’hôpital de jour.
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Une précision est au préalable nécessaire afin de lever un malentendu fréquent : il se trouve que de nombreux enfants pris en charge dans le cadre de la protection de l’enfance auraient besoin et pourraient bénéficier d’un dispositif de soin tel que celui proposé à l’hôpital de jour. Si dans la réalité ceci est loin d’être le cas, ce n’est pas seulement par manque de place et de moyens, c’est aussi parce que l’on méconnaît ou que l’on « sous-évalue » encore trop souvent les signes de souffrance psychique qui mutilent le développement affectif, social et cognitif de ces enfants. Le malentendu qu’il s’agit ici de lever porte donc sur la proposition selon laquelle les services de pédopsychiatrie ne traiteraient que les cas difficiles, extrêmes. Or nous savons que les mecs, les itep sont de plus en plus confrontés à des enfants présentant des pathologies du lien qui rendent leur prise en charge particulièrement difficiles. Ces enfants présentent les difficultés majeures maintes fois décrites : incapacité à vivre en groupe, déficience intellectuelle et/ou dysharmonie cognitive, incapacité à faire confiance à un adulte et à demander de l’aide, violence, instabilité psychomotrice… Nombreux sont ceux qui montrent un mode d’attachement insécure désorganisé-désorienté, ce qui signifie que leur besoin fondamental précoce d’attachement n’a rencontré qu’un objet insécurisant, imprévisible et/ou totalement indisponible. En d’autres termes, ils ont vécu de façon répétitive des moments de douleur intense caractérisés par le paradoxe suivant : le besoin d’être tenu dans les moments de détresse est associé à une terreur du contact physique. Plusieurs assistantes maternelles nous ont relaté les premiers temps de l’accueil d’un enfant en termes d’apprivoisement d’un animal sauvage et apeuré. Plusieurs aussi ont décrit des moments de crise clastique des enfants accueillis, pendant lesquels l’enfant s’agrippait désespérément à elles, tout en hurlant « lâche-moi »…
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Ainsi ces enfants que nous recevons « en aval » de premiers liens pathogènes se présentent comme des « fils électriques dénudés », hyperexcitables car dépourvus de système pare-excitation qui leur permette d’appréhender l’environnement avec un filtre suffisant à le rendre assimilable à leur psychisme naissant. La fonction maternelle alpha, conceptualisée par Bion [5][5] W.R. Bion, Aux sources de l’expérience, Paris, puf,..., qui permet à l’enfant de s’approprier les éléments de la réalité externe et/ou interne en les « détoxifiant », leur a fait cruellement défaut ; ils semblent avoir été soumis de plein fouet à un environnement hostile et persécuteur.
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La façon dont ces enfants entrent en relation montre que leurs premières expériences relationnelles se sont inscrites sur un mode traumatique. Une des conséquences majeures et difficilement traitables de ces rencontres originaires [6][6] J.-L. Mahé, L’ombre des origines, Paris, Albin Michel,..., c’est un sentiment de culpabilité primaire, qui puise ses racines dans le fait que l’infans est dans l’illusion qu’il crée ce qu’il trouve, qu’il est à l’origine de ce qu’il trouve. Ceci nous conduit à nuancer le terme de « tout-puissant », bien souvent employé pour qualifier ses enfants, alors qu’ils sont « tout-impuissants » à maîtriser leur monde pulsionnel. Dans les jeux des enfants soignés à l’hôpital de jour, ce thème est fréquemment abordé sous différentes formes : Gabrielle, 7 ans, joue une enfant qui est tellement agitée que sa mère ne trouve pas d’autre solution que de l’abandonner. Plusieurs enfants se représentent comme des hérissons ou des porcs-épics, boules de piquants que l’on ne peut pas approcher de trop près et/ou qui ne se laissent pas toucher… Au cours de la prise en charge individuelle et quotidienne des enfants avec leur éducateur référent, nous constatons que de nombreux enfants mettent en scène des scenarii qui ne sont pas du registre du jeu symbolique, mais du registre de la reviviscence hallucinatoire de vécus traumatiques. Ceci permet de reconnaître que de tels moments sont fréquents dans la vie quotidienne de ces enfants et peuvent surgir au dépourvu.
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Ainsi, Kevin, 9 ans, a vécu les premières années de sa vie auprès d’une mère alcoolique qui le laissait souvent à la maison avec ses deux frères aînés. Les trois enfants étaient livrés à eux-mêmes et Kevin a particulièrement souffert des manifestations de rivalité intense et féroce (« fréroce ») du cadet qui le sadisait. Au cours de la prise en charge individuelle avec son éducatrice, Kevin répète sans relâche la même scène : il suspend un bébé au-dessus du vide et s’apprête à le lâcher tandis que l’éducatrice doit se précipiter pour sauver le bébé. L’éducatrice relate en réunion que Kevin semble, dans ces moments, inatteignable et qu’il ne lui laisse aucun espace dans le jeu. Il se trouve que Kevin avait, dans la réalité, été soumis à ce « jeu » de la part de son frère tandis que son autre frère devait le filmer avec un téléphone portable. Actuellement, à l’hôpital de jour, quand Kevin a peur ou qu’il se sent en insécurité, il adopte des attitudes de « caïd », à la manière dont il décrit son frère. Il n’est pas en mesure d’évoquer des « mauvais souvenirs » car, comme beaucoup d’enfants ayant été soumis précocement à des quantités d’excitations trop fortes de manière répétitive, ces moments vécus échouent à se constituer en souvenirs. Ce sont des éprouvés intenses et actuels qui semblent activés dès lors qu’ils sont confrontés à une expérience qui rappelle ces vécus traumatiques. Dans la situation de Kevin, alors qu’il n’a pas revu ses frères depuis plus d’un an, il déclenche une crise de violence dans sa famille d’accueil chaque veille de visite médiatisée avec sa mère, qui pourtant se « passe bien ». C’est une mère qui s’est fait soigner pour son alcoolisme et qui est adéquate avec Kevin pendant les visites.

La nécessité d’aménager des espaces intermédiaires, enveloppes, contenants successifs

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Ce long préalable était nécessaire avant d’aborder directement la question des relations entre famille d’accueil et famille d’origine. On l’aura compris, c’est la confrontation précoce, prématurée, avec des expériences dont l’intensité déborde ce que l’appareil psychique de l’enfant est en mesure d’intégrer qui « formate » les modalités relationnelles ultérieures de ces enfants. Ce sont ces modalités « d’être en relation » qui vont être remises en jeu dans la famille d’accueil. C’est un défi et un pari à haut risque que de considérer que dans cette remise en jeu, qui implique de la répétition, adviendra du changement et que de nouvelles modalités relationnelles, moins coûteuses pour l’économie psychique de l’enfant, pourront être expérimentées.
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Pour que l’enfant puisse accéder à une capacité de représentation, il faut lui donner les conditions de pouvoir jouer et aménager pour lui et dans la réalité « une aire intermédiaire d’expériences », pour reprendre les termes de Winnicott. C’est le sens de la prise en charge individuelle qui est proposée à l’hôpital de jour. D’autre part, le travail auprès de ces enfants nous contraint sans cesse à élaborer des « dispositifs d’amortissement » qui équivalent à tenter de restaurer un espace transitionnel mis à mal par l’impact traumatique des relations précoces, sur lequel j’ai suffisamment insisté. Parmi ces dispositifs d’amortissement, nous pouvons compter les visites médiatisées, mais également le principe selon lequel des rencontres directes entre la famille d’accueil et les parents d’origine, en présence de l’enfant, sont à éviter. C’est la question de l’intrusion qui est ici centrale et directement en relation avec le traumatisme.
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Une assistante maternelle qui avait accueilli un bébé de 8 mois, suite à une séparation de ce bébé d’avec sa mère très délirante, nous racontait comment, dans les premiers temps du placement, alors que cette mère avait l’autorisation de téléphoner dans la famille d’accueil, chaque sonnerie de téléphone déclenchait pour le bébé des pleurs suivis de vomissements. Ce bébé manifestait dans son corps une effraction, et l’assistante maternelle se trouvait disqualifiée dans ses capacités de contenance…
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Il est important que le lieu d’accueil reste celui de l’enfant. L’objectif du travail psychique que nous proposons est d’amener l’enfant à pouvoir progressivement acquérir une pensée différenciée, autonome, dans le sens d’une capacité de différencier ce qui vient de soi et ce qui vient d’autrui, et de pouvoir être en relation avec les autres, y compris avec ses parents, sans être sous leur emprise. Cet objectif, certes ambitieux, quand on mesure le chemin qu’ils ont à accomplir, est pourtant l’objectif que vise, à terme, tout système d’éducation.
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Tous les enfants placés sont potentiellement soumis à un conflit interne, qui peut se représenter et s’élaborer pour autant que la réalité n’active pas trop, et notamment trop prématurément, la confrontation entre deux figures d’attachement : « potentiellement », car avant de se conflictualiser, nous constatons surtout la force du déni et du clivage mis en œuvre.
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Après trois années de prise en charge à l’hôpital de jour, Loïc, 10 ans, peut commencer à penser que c’est lui qui imagine que son assistante maternelle et sa mère se battraient si elles se rencontraient. Lors d’une visite médiatisée, il dit à sa mère qu’il confie des secrets à son assistante maternelle qu’il ne lui dirait pas à elle. Sa mère lui répond qu’elle comprend cela, que cela ne la chagrine pas. Dans ses jeux, Loïc s’était longtemps représenté comme un trésor que tous les adultes se disputaient. En même temps coexistait dans son psychisme une image de lui très dévalorisée. Nous retrouvons chez cet enfant une des caractéristiques communes aux enfants ayant été soumis à des interactions précoces défaillantes : un multiclivage de la personnalité [7][7] Décrit dans M. Berger, Voulons-nous des enfants barbares ?,.... Loïc semble plus à même de pouvoir admettre, non sans souffrance, les limites de l’investissement de sa mère à son égard, mais aussi d’avoir une plus juste représentation de ce que cette dernière peut lui apporter. Il explique qu’il est déçu de constater que sa mère ne se battrait pas pour lui.

Le problème de la contamination

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Pour les raisons que je viens d’évoquer, les modalités de rencontre entre parents et enfants doivent faire l’objet d’une évaluation permanente de leur impact sur l’enfant. Nous constatons souvent qu’au début des soins à l’hôpital de jour, ces rencontres suscitent un mal-être qui commence dans les jours précèdant la rencontre et qui dure plusieurs jours après. Généralement, la durée de cet impact tend à se réduire. Ce mal-être s’exprime au travers de différents symptômes :
  • des manifestations colériques et violentes, comme dans le cas de Kevin, auxquelles l’enfant ne peut donner d’explications, à partir de faits a priori anodins ; l’entourage se trouve également démuni à trouver un sens à ces accès de rage. Un simple regard peut suffire à déclencher ces crises et l’enfant peut alors « seulement » évoquer un vécu de persécution ;
  • les personnes qui partagent des moments de vie quotidienne avec l’enfant font part régulièrement de l’impression que l’enfant est comme « possédé », qu’il change brusquement d’attitude et de comportement, de façon de parler, qu’il prend un « regard fou ». Ainsi, chaque fois que Sakina, 8 ans, portait les vêtements offerts par sa mère, elle adoptait une attitude de prostituée, se déhanchant de façon provocatrice devant le couple d’accueil qui, consterné, ne reconnaissait pas la fillette ;
  • un ralentissement, voire un arrêt de l’investissement scolaire : en classe, l’enfant est perdu dans ses pensées, « la tête ailleurs », et ne parvient pas à se concentrer.
Tous ces éléments indiquent que l’enfant est en proie à des reviviscences hallucinatoires et/ou qu’il est envahi par des imagos parentales terrifiantes ou trop séductrices. Tant que ces manifestations sont à l’œuvre, elles signalent que l’enfant est encore sous l’effet du traumatisme : le passé et le présent sont confondus, de même que les espaces. Nous considérons alors que la médiatisation est absolument nécessaire, médiatisation qui ne peut, en aucun cas, être déléguée aux personnes qui accueillent l’enfant et qui assurent une fonction parentale substitutive, sous peine de créer les conditions pour rendre l’enfant fou. Ce serait en effet une aberration car la médiatisation suppose que l’enfant ait besoin d’un tiers pour rencontrer un parent dangereux psychiquement pour lui. Or, cette fonction tierce ne peut être assurée par les personnes qui, souvent pendant longtemps, sont amenées à jouer le rôle de « moi auxiliaire » pour l’enfant. Dans les situations où l’enfant présente les symptômes évoqués précédemment, un contact, aussi bref soit-il, entre la famille d’accueil et la famille d’origine risque, du point de vue de l’enfant, de contaminer le lieu d’accueil : le lieu et les personnes qui visent à contenir et à sécuriser l’enfant ne peuvent plus alors jouer leur rôle protecteur. Il en est de même pour les contacts téléphoniques et les courriers de la part du parent au domicile de la famille d’accueil, qui peuvent suffire à déstabiliser l’enfant. Si le parent envoie un courrier à l’enfant, ceci passe par l’intermédiaire de l’hôpital de jour, qui constitue alors une sorte de sas d’amortissement.
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Il convient de préciser que cet aménagement du cadre et l’attention portée à la différenciation des espaces, des temps et des personnes valent également pour l’hôpital de jour : les visites médiatisées ont lieu dans une pièce du service de pédopsychiatrie qui ne fait pas partie de l’environnement familier et quotidien de l’enfant, et située dans une aile différente. Les entretiens avec la famille d’accueil ont lieu dans une pièce différente de celle dans laquelle il rencontre ses parents.
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Ces principes de protection sont garants pour l’enfant de la possibilité de penser, car ils introduisent de la différenciation et de la temporalité en lui permettant d’anticiper les moments de rencontre. Il faut insister sur le caractère d’irrésistible séduction que les parents peuvent exercer sur leur enfant, et qui « aimante » littéralement l’enfant : en la présence de son parent, l’enfant ne peut plus penser, ne parvient plus à avoir une pensée propre.
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Sylvie, 18 ans, vit depuis l’âge de 8 ans dans une famille d’accueil. Après plusieurs années de soin psychique, elle parvient à décrire ce qu’elle ressent quand elle va chez ses parents, une journée deux fois par an : « Quand j’y suis, j’ai l’impression que je n’arriverai plus à en sortir ; au bout d’un moment, je suis aspirée, un peu comme Mowgli dans Le livre de la jungle avec le serpent. Je suis hypnotisée et après, il me faut du temps pour retrouver mes esprits. Je sais que si j’y retourne plus d’une semaine, je suis fichue. » Elle ajoute : « Avant, je ne m’en rendais pas compte. C’est A. (son assistante maternelle) qui me connaît bien et qui voyait que je n’arrivais plus à rien faire. Elle me ramenait à la réalité, elle me raccrochait. » Elle traverse un moment particulièrement périlleux au moment où elle doit quitter sa famille d’accueil, qui prend sa retraite après l’avoir accompagnée jusqu’à l’obtention d’un bep. (Ce diplôme était inespéré étant donné son parcours : à 8 ans, elle redoublait un cp et s’apprêtait à entrer en cliss.) S’est posée la question du lieu où elle allait pouvoir rentrer les week-ends. D’elle-même, elle a évoqué un internat, dans un autre département, loin du domicile de ses parents, où elle pourrait poursuivre ses études par un bts, et elle a œuvré pour être reçue sur dossier. Courageusement, elle a expliqué à ses parents que les week-ends où elle ne serait pas à l’internat, elle n’irait pas pour autant dormir chez eux, mais chez une de ses tantes. Quelques mois avant sa majorité, Sylvie disait : « Avant d’être majeure, c’était plus facile car je pouvais dire que ce n’était pas moi qui décidais, mais le juge, et je pouvais aussi le penser, mais maintenant, je ne peux plus me cacher derrière le juge ! » Sylvie garde des liens étroits avec sa famille d’accueil : ils se téléphonent et Sylvie prévoit de passer quelques jours chez eux pendant les vacances scolaires.
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Grâce au soutien de sa famille d’accueil, Sylvie a pu, au fil des années, parvenir à « dégeler ses affects » : ainsi, au début du placement, elle ne parlait jamais de ses parents à sa famille d’accueil, mais ils étaient omniprésents dans tous ses gestes. Après plusieurs années, Sylvie a commencé à exprimer à son assistante maternelle ce que lui disait sa mère pendant les rencontres médiatisées : comment, par exemple, alors que Sylvie était âgée de 4 ans, elle s’était perdue plusieurs fois et avait été ramenée par des policiers ou un camionneur, ceci exprimé en riant par la mère, qui insistait sur le fait que Sylvie était « volage ». Alors que pendant ces rencontres Sylvie semblait placide, c’est quand elle répétait à son assistante maternelle les paroles de sa mère qu’elle ouvrait les vannes de son chagrin et de sa colère. L’assistante maternelle accueillait les pleurs de Sylvie sans jugement sur les parents, comme le faisait son éducatrice. Et elle aidait Sylvie chaque fois que cette dernière voulait offrir un cadeau à ses parents, en confectionnant avec elle un objet. Le travail de soutien à cette famille d’accueil a consisté, en partie, à lui permettre d’exprimer, dans le cadre des entretiens, la colère qu’elle pouvait ressentir parfois envers les parents de Sylvie, qui la « rendaient mal » chaque fois que cette dernière les voyait ou qu’elle avait un contact avec eux ; ceci pour éviter que cette colère ne se déverse sans transition sur Sylvie. Le fait que cette famille ait pu dire à Sylvie : « Nous comprenons à quel point ce que tu entends te fait souffrir » ou « Oui, tu as des raisons d’être en colère », a permis à Sylvie de laisser émerger ses propres affects.

Conclusion

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Au bout du compte, c’est toujours la clinique de l’enfant qui doit servir de guide et de repère. C’est également valable pour la question des contacts entre famille d’accueil et famille biologique ; il arrive que l’évolution d’un enfant permette que l’on assouplisse le cadre qui nous semblait le plus cohérent au regard de l’état de l’enfant. Cet assouplissement doit toujours se faire avec d’extrêmes précautions et répondre au minimum aux conditions suivantes :
  • si l’enfant ne présente plus les symptômes décrits ci-dessus, c’est-à-dire s’il a acquis au fil du temps la capacité de faire face seul à la pathologie parentale et s’il peut passer des moments avec ses parents sans se sentir envahi ;
  • par « assouplissement », il faut entendre la possibilité de recevoir des courriers dans le lieu d’accueil, ou encore un contact bref lors du « passage » de l’enfant de sa famille d’accueil à sa famille d’origine, dans les situations où l’évolution d’un enfant permet de sortir du cadre des visites médiatisées. Dans notre pratique, ces situations sont très rares : elles supposent, d’une part, que les parents aient reconnu la nécessité d’un placement et soient en quelque sorte relativement reconnaissants à la famille d’accueil des soins prodigués à leur enfant ; d’autre part, que la famille d’accueil ait pu travailler sur son désir de réparation et sur ses limites.

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